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Après la tempête (2016)
Hirokazu Kore-eda

L'équivalence des catastrophes

Par Mathieu Li-Goyette
En 1281, le Kubilaï Khan organise le plus grand débarquement de l’histoire pour s’emparer du Japon. Une tempête terrible s’abat sur ses hommes et provoque leur déroute. La défaite japonaise qui était assurée devient une victoire miraculeuse, la récompense d’un peuple qui pourra désormais se voir invincible à toutes formes d’adversités pour autant qu’il préserve sa propre unité. Ce typhon, baptisé par la suite kamikaze (« vent divin »), a longtemps conforté les Japonais de l’imprenabilité de leur territoire, les mettant au couvert des dieux de l’île. Entre 1931 et 1945, c’est cette même assurance de la protection et du dû divins qui est invoquée pour alimenter l’esprit militariste de la nation et pour justifier aux yeux du peuple les ambitions de conquête du gouvernement d’extrême-droite. En 2011, lorsque le réacteur numéro 4 de Fukushima-Daiichi se met à fuir suite à un tremblement de terre et au fracas d’un tsunami, les forces de la nature semblent être celles qui condamnent cette fois-ci le pays pour avoir osé entretenir le pari eschatologique de l’énergie nucléaire. Ces deux événements, en plus de ceux que le Japon a vécus entre temps, du tremblement de terre de Kanto de 1923 aux bombes atomiques de 45, pèsent autant pour leurs issues (positives ou négatives) que pour le choc qu’elles ont provoqué et la reconstruction qu’elles ont engendrée par la force des choses, faisant du Japon un territoire fragile, qui se sait et se sent constamment « à la merci » (des dieux, des tremblements de terre, des tensions politiques est-ouest) et où l’idée même de la catastrophe, voire de la mort, a été profondément enracinée dans la conscience populaire comme le moteur, sinon du renouveau, au moins du cours de la vie...

Ainsi, la culture japonaise préfère traditionnellement les perdants aux gagnants. Elle érige pour ses grandes figures tragiques des épopées bien entretenues, centrées sur leur résilience, sur leur capacité à affronter l’inéluctable le regard droit et la posture ferme alors que ses héros victorieux, eux, n’ont de victoire que celle de leur bataille, comme si leur seule victoire était suffisamment rassérénante alors qu’à l’inverse il n’y aurait jamais suffisamment de récits pour consoler les vaincus. C’est un peu tout ce bagage, toute cette culture de la défaite, de l’adversité et du calme malgré tout qu’il faut voir comme toile de fond du magnifique film d’Hirokazu Kore-eda, Après la tempête. Car cet arrière-plan qui devrait nous trotter en tête, sans nous dire qu’il permettra à son protagoniste Ryota (Hiroshi Abe) de retrouver sa femme (Yoko Maki) et son fils (Taiyo Yoshizawa), embellit au moins la noblesse de ce père dépité.

Ce père, écrivain d’un roman apprécié mais devenu depuis détective privé, n’assume pas les pleines responsabilités de son rôle de père. La dépendance au jeu, les dettes cumulées, une relation conséquemment trouble avec son unique sœur à qui il emprunte parfois une maigre pitance, ce sont les fautes de Ryota qui, depuis, vit seul et rapièce ce qu’il lui faut pour payer de justesse la pension de son fils à son ex-femme. Histoire d’apparence banale qui débute peu de temps après la mort du père de Ryota, Après la tempête est construit adroitement sur ces différents après de la vie, sur des pertes en train de se vivre et de se rentabiliser ou non (car c’est le manque d’argent du père et sa dépendance au jeu qui nous permet d’opposer des calculs rationnels à ses malheurs). Kore-eda creuse avec une forme passive d’acharnement le désarroi qui s’enracine dans cette perte, différemment et à des intensités singulières pour chacun de ses personnages ; il montre à quel point, à l’instar des cataclysmes, il n’y a pas d’équivalence des catastrophes familiales qui soit possible, un peu comme le philosophe Jean-Luc Nancy le rappelait dans son Équivalence des catastrophes (après Fukushima), à savoir qu’il n’y a aucune équivalence dans les catastrophes puisqu’on n’y compare pas l’égalité des souffrances humaines (comme on parlerait de l’égalité de tous les Hommes nés égaux) mais bien d’une égalité absolue face à la dignité humaine qui, elle, n’a comme seul versant que celui de l’inestimable, de ce qui ne saurait être compté et qui rentre alors dans un conflit souterrain avec les manquements monétaires du père qui, eux, sont sans cesse comptés.

Si la richesse du cinéma de Kore-eda a toujours été dans les rapports qui unissent ses personnages (et au premier chef les rapports familiaux), c’est peut-être dans ce dernier film qu’ils semblent les plus irréconciliables, les personnages évoluant finalement très peu au long des deux heures, comme si tout était déjà joué dès les premières scènes et qu’il ne restait qu’à montrer, patiemment et avec une force humaine qui émeut, tout le temps qu’il faut pour faire comprendre à l’autre ce qu’il ne peut se résoudre à accepter, un processus graduel, mais gradué surtout, puisque l’auteur dissimule à travers l’ensemble de son scénario les indices et les présages de la tempête et de sa suite. L'aspect divinatoire renforce ici, encore davantage au second visionnage, la cohérence dramatique de toute sa considérable entreprise.

C’est alors la force de Kore-eda que d’appuyer sur les indices les plus émouvants de cet état d’attente terrible qui frappe le père, en utilisant la venue d’une tempête pour cloîtrer chez la mère de Ryota (attachante et inlassable Rikin Kiki) le père, son ex et leur fils. Durant toute la soirée qui s’étire dans la nuit, les raisons de la dislocation nous sont montrées tout comme celles qui justifieront, aux yeux de la mère, qu’ils demeurent séparés. « Laisse-moi aller de l’avant. As-tu compris ? », lui demande-t-elle alors qu’ils sont cachés dans le ventre de la structure d’un parc pour enfants ; « Oui, j’avais déjà compris », répond Ryota, apaisant avec dureté les espérances du spectateur et les siennes. Ça ne nous aura pas empêchés, dans toutes les scènes de ménage qui mènent à ce manège final, d’entretenir nous aussi l’espoir d’un couple retrouvé, ne serait-ce qu’au nom de l’enfant ou de la famille (chose que Kore-eda a déjà dite, dans Still Walking, dans Tel père, tel fils), mais ce serait n’attendre de son cinéma que des réconciliations douces-amères, alors que les réconciliations ne résolvent rien chez lui. Elles ne font, comme souvent dans la vie, qu’enterrer un litige, le mettre en dormance.

Cette peine qui avale Ryota et qui tonne dans le typhon qui approche fait d’Après la tempête l’un des films les plus durs du cinéaste, mais un film dont la force est justement maintenue parce qu’il s’élève contre toute structure narrative qui nous ferait penser que les choses peuvent être arrangées — pour une fois chez Kore-eda, c’est au cinéma de montrer ce que même lui ne peut réparer. En cela, Après la tempête est aussi l’un de ses films les plus passionnants, parce que dans ses tons mineurs et gris, il abandonne décidément toute fantaisie que le cinéma génère (After Life) ou permet (Air Doll) pour combler le vide que ressentent ses personnages. Or ici l’attente d’une absence comblée se bute à l’impossibilité de remplacer un individu par un autre (c’est ce qui choque le plus Ryota dans le fait que son ex-femme se soit trouvée un copain). L’attente d’une résolution bénéfique pour tous les partis fait place à l’insolvabilité du cœur, à l’irréductibilité minimale de certains caractères, au fait que les personnages de Kore-eda aimeraient toujours savoir ce qu’on pense d’eux… Seulement qu’il ne s’agit jamais de vanité, mais plutôt d’une volonté d’inviter l'amour d'un autre ou d'une communauté donnée (leur famille, leur mère dans Nobody Knows, leur classe de samouraï dans Hana), puisqu’au fond tous les personnages de Kore-eda cherchent à se faire aimer des personnages qui les entourent, le spectateur, comme dans un suspense, ayant la dure responsabilité d’être celui qui voit le regard de trop ou le soupir contenu — une marque d'affection ambivalente, la vraie faucheuse de ses films. En nous plaçant comme les témoins de cet homme qui convainc cette femme et de cette femme qui fuit cet homme, Kore-eda filme à la fois le geste et l’échec déjà encouru du geste de son personnage. En éliminant nos doutes, il décale naturellement son film vers cette réflexion de l’après qu’il cherchait à mettre en image, où il ne reste qu’à préserver la dignité — même si l’on souhaiterait s’effondrer —, où il ne reste qu’à tenter en vain de recréer le passé — même si aussitôt que ce passé revient, comme dans cette soirée chez la grand-mère, revient avec lui les indices originaires de la fracture du présent. En cela Kore-eda n'a jamais été aussi proche de Mikio Naruse, son cinéaste fétiche (qui n'est pas Ozu), et qui a fait carrière dans la mise en scène de mélodrames où les cloisons familiales et amoureuses s'articulent constamment avec les murs et les non-dits.

Par-dessus toutes les immenses qualités d’Après la tempête, c’est sans doute la précision du jeu de ses comédiens qui est tributaire de sa réussite et qui en fait un si grand film caché à l’intérieur d’un si petit film. Ces habitués du cinéaste jouent ici dans une retenue sentimentale qui est le principal moteur de cette atmosphère post-traumatique. Leurs performances dégagent du drame familial ce thème de la réciprocité perdue (celle qu’on souhaite toujours retrouver) et dérobent constamment les personnages de leurs assises, car elles parviennent à faire exister le fantôme de leurs vies passées, celles d’avant la tempête, et à le faire exister à travers et après cette tempête dans l’attente d’un retour à la normale. À l’image du pays qui se reconstruit après les bombes et les tsunamis, la vie des personnages se reconstruit elle aussi sur des débris, des erreurs, des défaites, avec comme seule satisfaction — et peut-être la plus importante —, celle d’avoir gardé la tête haute, d’avoir saisi qu’il n’y a pas de réciprocité possible en dehors de celle du compromis et, face à cela, de savoir lâcher prise, d’accepter que la tempête s’est terminée en même temps que la vie qui l’anticipait.
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Critique publiée le 8 mai 2017.