WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Great Wall, The (2016)
Zhang Yimou

L'art de la guerre

Par Olivier Thibodeau
Peut-être ne seront-ils pas enthousiasmés, mais les spectateurs québécois seront certainement surpris de découvrir que la SODEC a partiellement financé cette titanesque et impersonnelle co-production sino-hollywoodienne. Sans doute les artisans de la Belle Province ont-ils contribué une certaine expertise technique à ce flamboyant spectacle martial, lui ajoutant ainsi une énième couche de vernis occidental… Le résultat de leur travail, combiné à celui de 10 000 autres artisans de l’ombre, est un magnifique produit de consommation global, enfant bâtard d’un Zhang Yimou dépersonnalisé et d’une industrie hollywoodienne vorace, qui dans un incroyable zèle commercial accouchent ici d’un infâme cocktail de mythologies immiscibles. Tirant à la fois leur inspiration des chatoyantes palettes chromatiques de Hero (2002), du bestiaire lovecraftien de Guillermo Del Toro et des amoncellements monstrueux de World War Z (2013), ils visent ici un impossible consensus, sacrifiant non seulement toute notion de spécificité culturelle, mais aussi toute démarche artistique cohérente sur l’autel de la mondialisation.
 
Que font Matt Damon, Willem Dafoe et Pedro Pascal dans la Chine médiévale? Voici la question à laquelle il incombe de répondre en premier. Eh bien, ce sont des mercenaires à la recherche de poudre noire, archétypes révisionnistes d’une fabuleuse contrée orientale où monstres et héros viennent tous de l’Ouest. En effet, on découvrira bientôt que la Grande Muraille n’a pas été bâtie pour contrer les invasions mongoles, mais plutôt pour contenir une bande de sauriens extraterrestres au design usé, sans doute des rejets du scénarimage d’Hellboy III (inexistant)…  Capturés au pied du mur par une armée de guerriers polychromes, notre Jason Bourne à l’arc à flèches devra alors prouver sa valeur en menant la charge contre les bêtes, usant de ses prouesses martiales pour épater la galerie et séduire la jolie officière bilingue jouée par Jing Tian. À travers une panoplie de péripéties moussues, agrémentées par d’éparses trouvailles scénaristiques, nous suivons donc le parcours d’une poignée d’irréductibles soldats dans leurs efforts de survie, voyant notre intérêt pour la production s’amenuiser graduellement au gré des redondances esthétiques et narratives.
 
Au-delà de la polémique simpliste suscitée par la préséance des héros occidentaux sur les personnages chinois, il est important de noter qu’il s’agit là d’un simple sous-produit de l’internationalisme de la production. En fait, au-delà du récit diégétique, le film lui-même constitue un effort impérialiste américain, étant conçu pour faire simultanément exploser le box-office local et le box-office chinois, et pour ainsi préparer le terrain pour une plus vaste invasion[1]. Le problème, c’est que l’œuvre pâtit énormément du besoin d’entente et de conformisme bilatéral requis par l’opération. Outre les nombreux problèmes inhérents à un vaste tournage entre artisans sinophones et anglophones, le style et le développement du récit s’en trouvent limités de toutes parts. Forcé de ne pas s’aliéner l’un ou l’autre des publics visés, on carbure alors exclusivement aux compromis, formant sans cesse d’incongrus et de superficiels alliages entre l’imaginaire occidental et chinois. Simplement dit, The Great Wall c’est une poignée de vikings pouilleux dans les dunes pastel de Hero; c’est un bastion de lancières en armure saphir plongeant contre de grouillants amoncellements de bestioles vaguement gothiques; c’est Mickey Mouse et le dragon rouge dans un grand lit drapé de billets verts, avec des armées de personnages et d’artisans au garde à vous derrière.
 
Malgré les limitations primordiales du projet, The Great Wall se révèle néanmoins comme un impressionnant film d’action. Fort d’un complexe travail de caméra, l’objectif se mouvant gracieusement parmi les interminables rangées de soldats et les pittoresques machines amoncelées dans les profondeurs de la muraille, le film profite en outre d’une savante chorégraphie martiale et d’une somptueuse direction artistique capable d’évoquer toute la fébrilité du fantastique champ de bataille où se déroule l’action. Les fabuleuses machines chinoises exhibées pour l’occasion frappent également l’imagination, même si elles s’inscrivent toujours dans des paysages étrangement standardisés. Les primitifs aérostats qui sillonnent le ciel lors de l’assaut final constituent en effet de superbes objets scéniques, au même titre que les lames rotatives installées sur la paroi de la muraille et les boulets enflammés catapultés par derrière. Mais lorsqu’ils échouent parmi les hordes de bestioles synthétiques lancées contre eux, on se retrouve brutalement dans une sorte de non-lieu cinématographique, sis dans un grand vide intersidéral, quelque part entre Klendathu et Mongo. Pire encore, la poésie visuelle de Yimou s’en trouve ainsi réduite à un vulgaire code de couleurs, bon seulement pour permettre aux spectateurs occidentaux de distinguer les personnages chinois et pour agrémenter LE plan grand ensemble de la muraille utilisé ad nauseam pour recentrer l’action.
 
Cela dit, il est important de noter que la théorie des auteurs s’avère complètement stérile pour l’analyse du présent film puisqu’il s’agit d’une pure commande, d’une œuvre de tâcheron au bonnet d’artiste, lequel dépend d’ailleurs d’une légion d’interprètes et d’assistants-réalisateurs afin d’effectuer le relais avec les milliers d’artisans œuvrant dans les coulisses. En somme, l’idée de décrire The Great Wall comme « le nouveau Zhang Yimou » est tout à fait problématique, et elle nous servira peut-être d’occasion pour relancer le débat à propos des limitations inhérentes au culte de l’auteur, appliqué tous azimuts par certains critiques (moi inclus) pour décrire à la fois le travail d’excentriques solitaires qui filment leurs cochons dans les plaines sibériennes et celui de gigantesques usines à films.

Dans la pachydermie, pas d’élégance. Dans la pluricéphalie, pas de cohésion. Voilà de simples vérités qui s’érigent ici en dures leçons face à l’esprit mondialisant de cette clinquante production, qui malgré ses nombreux mérites, n’exaltera personne. Du moins en Occident. Pour ce que ça vaut, la gigantesque salle de 700 personnes où était présenté le film à sa sortie au UGC De Brouckère n’était pas au septième remplie, malgré l’irrésistible tandem Matt Damon/Andy Lau… Matt Damon et Andy Lau qui ne parlent ici que par personnes interposées, évoluant dans des univers complètement séparés malgré leur proximité scénique, à l’instar des jeunes soldats chinois et des mercenaires de Dafoe et Pascal, qui finissent d’ailleurs dans un infâme cul-de-sac scénaristique, fruit d’une sous-intrigue grossièrement cousue impliquant un vol de poudre noire. Un cul-de-sac obligatoire provoqué par les besoins schizoïdes de l’entreprise et la démarche labyrinthique qu’elle implique. Un cul-de-sac qui, au final, reflète parfaitement cette entreprise.



 


[1] Paradoxalement, la principale compagnie de production impliquée ici, soit Legendary Entertainment, a été achetée par un conglomérat chinois quelques mois après le début du tournage, le transformant plutôt en effort impérialiste chinois. Un cas probant d’arroseur arrosé dans le marécage apatride de l’argent…
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Critique publiée le 2 février 2017.