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Journey to the West (2014)
Ming-liang Tsai

La marche, mode d'emploi

Par Sylvain Lavallée
Oeuvre que l’on pourrait croire mineure de par sa durée (56 minutes silencieuses), Xi You s’avère au contraire un précieux manifeste explicitant la démarche cinématographique de son auteur, Tsai Ming-liang, l’un des plus fiers représentants de cette esthétique parfois désignée sous l’appellation quelque peu réductrice de slow cinema (expression qui n’a jamais été traduite et adoptée, semble-t-il, par la critique francophone). En effet, composé de 14 plans essentiellement fixes, Xi You fait du lent une figure littérale, l’incarne dans un moine bouddhiste (Lee Kang-sheng) marchant d’un pas extrêmement ralenti pour traverser une Marseille bondée et agitée (il s’agit en fait du troisième volet d’une série, Walker, présentant les déambulations de ce moine en des lieux publics).

À première vue, le film semble donc confronter le lent au vite, le cinéaste s’affirmant résolument pour le clan du « lent », un parti-pris qu’il manifeste autant par le rythme de son film, le fait qu’il ne « se passe rien », pour utiliser le cliché d’usage, que par l’utilisation de son acteur fétiche dans le rôle du moine, une première lecture qui pourrait nous mener à dire que Tsai se lamente sur une vie moderne trop pressée pour se préoccuper de spiritualité.

Mais l’oeuvre de Tsai ne travaille pas tant sur des figures d’oppositions que sur des rencontres et des décalages, ce qui se manifeste dès les premiers plans de Xi You. Le visage quasi-impassible de Denis Lavant ouvre le film, un gros plan dont la longueur nous introduit discrètement au coeur de l’oeuvre : à l’image, les lézardes creusant la peau laissent paraître le travail du temps, alors qu’au son, la respiration de Lavant nous habitue tranquillement au rythme du film qui, le plan suivant, se matérialisera dans la figure du moine. Lavant est couché, Lee debout. Deux ou trois plans plus tard, ce dernier apparaît au loin, minuscule point rouge sur une plage rocheuse, semblant marcher vers, voire sur, le visage hors-foyer de Lavant en avant-plan.

Dès lors, le film se concentre sur le moine, sa marche dans la ville présentée au travers d’une série de plans aux cadrages foudroyants, confirmant que Tsai est encore l’un des plus grands plasticiens du cinéma (cette lumière qui baigne le visage de Lavant sur la plage! ce pan de mur rouge fissuré!) Le spectateur s’habitue ainsi à la présence du moine, souvent « caché » dans le plan, ou entrant peu à peu dans le cadre à partir d’un angle nouveau, si bien que le film prend des allures ludiques de Trouver l’intrus, nous forçant à fouiller du regard chaque plan, autant pour y retrouver notre moine que pour saisir les expressions souvent cocasses, parfois émouvantes, des passants qui ne savent trop comment réagir à sa présence énigmatique. Même dans un contexte apparemment aussi austère (pour cinéphiles endurcis seulement, dirait le critique qui veut s’assurer de n’attirer personne en salle), l’humour habituel de Tsai, avec ses accents Tati-esques, est bien présent, s’introduisant en douce par cette apparition de l’insolite au sein du quotidien (autre exemple de décalage).

Ainsi, peu à peu, au fil des plans-séquences, une inversion inattendue se produit : le moine, lorsqu’absent, vient à nous manquer, et ce qui devrait nous être familier (le décor urbain occidental) nous l’est moins que ce personnage pourtant étranger en ces lieux. Les angles de caméra souvent inusités, notamment le dernier plan sur un miroir présentant la ville sens dessus dessous, contribuent aussi à cette impression d’étrangeté, le moine devenant peu à peu notre point de repère dans le fourmillement d’un monde qui nous échappe. D’abord perçu comme un excentrique au comportement mystérieux (quoique spectaculaire par la persévérance et la concentration qu’il requiert), le moine devient notre constante à mesure que l’on adopte son rythme, comme Lavant qui, dans les derniers plans, le suit à son tour, en imite le pas.

Cette étonnante filature au ralenti rappelle toutes ces rencontres fugitives peuplant le cinéma de Tsai, des regards croisés ou quelques mots échangés suffisent chez lui à engendrer des obsessions, des sortes de quêtes pour (r)établir un lien avec cet Autre entrevu au détour d’un instant, un thème qui apparaît dès son premier film, Les rebelles du dieu néon (Lee suivait un homme qui avait cassé le rétroviseur de son père) ou encore dans Et là-bas quelle heure est-il? (après avoir brièvement croisé une jeune femme en route pour Paris, Lee devenait obsédé par celle-ci, au point de tenter de mettre toutes les horloges de Taipei à l’heure de Paris). Dans Xi You, après la rencontre sur la plage, Lavant semble porté lui aussi par un tel désir de connaître l’Autre, dans l’espoir, peut-être, de trouver un début de réponse aux interrogations qu’il méditait (présumons-nous) dans le premier plan du film.

Si Xi You nous invite donc à partager comme Lavant un état de contemplation incarné par le moine, cela ne s’effectue pas pour autant en opposition au vite moderne : le titre du film renvoie à un classique de la littérature chinoise (La Pérégrination vers l’Ouest), un roman dépeignant les aventure d’un moine parti vers l’ouest (c’est-à-dire en Inde) à la recherche de textes bouddhistes sacrés. Encore une fois opération de décalage (transposition contemporaine d’un texte du XVIe siècle), cette référence nous indique que le moine ne constitue pas en soi une réponse puisqu’il est lui-même en quête (le film ne nous dit ni où il se dirige ni dans quel but; l’important, c’est qu’il marche). Et si une telle réponse existe, elle doit logiquement exister « vers l’Ouest », ici, à même le « vite ».

Le moine, en fait, est la figure même du cinéma de Tsai, il en justifie le rythme, ce qui témoigne bien, d’ailleurs, de l’importance de Lee Kang-sheng pour le cinéaste. Mais ce moine/Lee n’est pas en soi une révélation, il est plutôt un révélateur, Tsai s’intéresse moins à sa présence qu’à son impact, comme si en plantant son acteur au sein du bourdonnement du monde, Tsai pouvait en révéler le côté transitoire par sa caméra. Il n’essaie donc pas de ralentir le monde, au contraire, il veut capter le vite qui le caractérise, ou plutôt l’éphémère, l’évanescent. Qu’on pense aussi à ces fugaces rencontres que les personnages de Tsai veulent éterniser pour en découvrir le sens : le cinéma permet de les conserver en images, d’en préserver le choc sans pour autant trahir leur brièveté fondamentale.

Xi You se clôt sur un extrait du Sūtra du diamant : les choses sont comme un rêve, un fantôme, une goutte de rosée, un éclair, et c’est ainsi qu’il faut méditer sur eux (ma traduction approximative). Et le cinéma, en ce qu’il permet de fixer dans des images mouvantes ce qui, au quotidien, se fait trop fugitif pour être facilement saisi, est peut-être, comme ce moine, l’un des meilleurs moyens de transmettre le rythme nécessaire à une telle contemplation; Xi You, du moins, y parvient admirablement bien.
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Critique publiée le 20 octobre 2014.