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Réalité (2014)
Quentin Dupieux

Filmer les ondes

Par Ariel Esteban Cayer
Lorsqu’il ne fait pas dans la « French Touch », Quentin « Mr. Oizo » Dupieux fait dans la méta-comédie aussi absurde que cinéphile. Suite à l’écart confondant qu’était Wrong Cops (2013), le réalisateur français revient en grand avec Réalité, poupée russe cinématographique se voulant en quelque sorte la suite logique de Rubber (2010) – déconstruction déjà très drôle et vicieusement circulaire qui transposait le spectateur à l’écran ainsi que sa capacité à gober une prémisse aussi farfelue que celle du « pneumatique télépathe tueur ». Alors que Dupieux terminait son curieux film d’horreur sur le plan évocateur d’une horde de pneus roulant sinistrement vers Hollywood, Réalité montre leur arrivée. Pour l’occasion, l'auteur construit un autre film casse-tête, une déconstruction hermétique et soigneusement illogique de la mécanique du rêve à l’écran, voire même une satire du « petit » Hollywood, celui des tournages à budget réduit, des talents exportés et des plateaux de télé.

À cet égard, et propre à la cinéphilie inhérente à son propos, Dupieux cite à la fois le Lynch de Mullholand Drive (2001) et le Carpenter de They Live (1988), peignant une Californie délavée, étrangement déserte, figée comme le décor d'une boule à neige en verre. On y trouve une jeune fille nommée Réalité (Kyla Kenedy, vue dans The Walking Dead), perdue sur son propre tournage et fascinée par une VHS trouvée dans les entrailles d’un sanglier. En parallèle, un caméraman (Alain Chabat, hilarant) cherche le cri parfait pour son film ridicule. Finalement, l’animateur-mascotte d’une médiocre émission de cuisine (interprété par John « Napoleon Dynamite » Heder) est assailli d’une crise d’eczéma de l’esprit. Acteurs d’un même cauchemar éveillé sur lequel ils semblent tous exercer une certaine influence, ces personnages sont perdus dans un labyrinthique non-sens jusqu'à ce qu'on en vienne à se demander s’ils ne doivent pas être perçus comme analogues à Dupieux, exportant ici ses talents à l’étranger.

Outre cet effet miroir, l’aspect le plus fascinant de Réalité demeure la facilité avec laquelle le cinéaste confond allègrement sa propre diégèse, y emprisonnant le spectateur au fil de redondances, de faux raccords et de séquences oniriques s’avérant être des fictions (ou simplement des perspectives divergentes sur un même événement). De segment en segment, la notion même de « réalité » diégétique s’effondre complètement, démentie pour devenir en alternance labyrinthe et cauchemard. Ainsi, c’est en gardant le spectateur constamment sur ses gardes (et en refusant de lui donner une quelconque issue) que Dupieux s’offusque en quelque sorte de toute une « logique du rêve » surfaite, traditionnellement surexpliquée par la mise en scène hollywoodienne (on peut penser, par exemple, aux justifications à rallonge d'Inception de Christopher Nolan).

À l’inverse de cette tendance explicative et didactique, le rêve selon Dupieux découle de l’univers et de son cosmos qui le structurent plus qu’ils ne le décrivent. Qu’il s’agisse de l’absurde qualité des personnages, de leurs emplois (et par extension, de leur milieu), tout semble ici conçu pour déraper à tout moment. L'effet est déployé par un montage précis et sans issue, imbriquant les divers segments et personnages les uns dans les autres, Dupieux faisant finalement basculer Réalité dans une complète irréalité, imaginée comme un tout cohérent, par moment si compacte qu'elle en devient impénétrable. À force d'emboîtements, l'auteur semble déterminé à faire imploser son film à tout prix, nonobstant la patience de son spectateur. Et cet affront, tel un flottement perpétuel entre le film et nous, est amplement réussi et devient la source de plus d’un rire nerveux. Dupieux nous mène en bateau pour mieux voguer avec lui et, de la sorte, nous fait retrouver avec Réalité un univers rempli d’idées foncièrement comiques, peaufinant ici une formule qu’on peut enfin qualifier de maîtrisée.
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Critique publiée le 17 octobre 2014.