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Rodan (1956)
Ishiro Honda

Le cœur de la bête

Par Mathieu Li-Goyette
Premier kaiju de la Toho a avoir été tourné en couleurs, Rodan n’a jamais semblé avoir toute l’attention qu’il aurait méritée. Pas le plus célèbre des monstres ni le plus présent dans les films subséquents, le gigantesque ptérodactyle d’Ishiro Honda et de ses fidèles scénaristes Murata et Kimura a pourtant donné l’un des joyaux du genre, un film agile, bourré d’innovations techniques et stylistiques dont la surenchère, contrairement aux émules qui viendront, tient plus du style que de la paresse. Proposant une structure alternative à celle de Gojira, sorti deux ans plus tôt, Rodan réitère la volonté propre à Honda de jouer des disproportions visuelles pour sculpter l’esthétique de ses monstres ainsi que la destruction laissée derrière eux. 
 
Ce que Honda déniche dans le grand Rodan, c’est d’abord un premier monstre volant. Alors que le grand lézard marin et son aïeul King Kong étaient confinés à la terre ou encore à l’escalade des immeubles, Rodan n’est qu’une ombre furtive sur le sol, un grand oiseau préhistorique survolant les villes sans défense du Pacifique. À la lourdeur de Godzilla succède le monstre le plus rapide de tous les temps, une créature qui cherche avant tout à se reproduire et à trouver de la nourriture. La logique nuptiale des kaiju fait ainsi son apparition, avec des petits, des adultes et nous, entre les deux. Plus qu’avec Godzilla qui faisait de l’humanité le témoin de la bêtise nucléaire, Rodan rapetisse l’homme, le rendant à l’état de vermisseau, potentiel repas d’un oisillon du jurassique. 
 
La logique terriblement efficace de la disproportion s’empare avant tout de la structure narrative de Rodan. D’abord confrontés durant la première moitié du film à des vers géants, réveillés « parce que l’homme a trop abusé des ressources du sous-sol », les autorités d’un village minier déploient le peu de ressources qu’ils ont à leur disposition pour lutter contre ces insectes mangeurs d’hommes. L’équipe, composée de scientifiques, d’ouvriers et de policiers armés descend à tâtons dans la terre, découvrant une immense grotte où fourmillent les lombrics carnivores ; les corps raidis des mineurs, flottant à la surface de l’eau stagnante du souterrain, n’ont d’ailleurs rien de rassurant... Tout bascule alors quand un jeune couple vagabonde dans les collines de ces mêmes îles Kyushu – secoué par un tremblement de terre, le garçon a néanmoins le temps de prendre en photo cette grande ombre qui l’a jeté au sol. La photographie est développée, agrandie, comparée. On joue le jeu de Blow-Up dix ans avant Antonioni, cherchant à comprendre ce que l’image nous dit et ce que la raison nous interdit.
 
Quelle surprise d’apprendre alors, une fois l’enquête du jeune ingénieur Kawamura parvenue à mi-parcours, que ces vers n’étaient que la nourriture de Rodan ! « L’homme est mangé par les vers. Les vers sont mangés par Rodan ». Le raisonnement est simple, efficace, tributaire de la « loi de la jungle » intellectualisée par l’espèce humaine. Et si telle loi existe, si telle loi peut nous dédouaner du mal fait aux plus faibles, il serait fort nombriliste d’attendre de Rodan une clémence diététique. La créature se lève enfin, une autre ne tardera pas, les deux semant la terreur à travers tout l’archipel du sud du Japon. La musique tonitruante d’Akira Ifukube sonne la charge, des chasseurs de l’armée japonaise décollent : plans de cockpit fidèles aux batailles d’aviation du film de guerre, scènes de haute voltige où la traînée laissée par le monstre se confond avec celles des avions, le dernier tiers de Rodan est incroyablement bien rythmé. 
 
Un montage parallèle ingénieux bat la cadence (entre la joute aérienne et la défense au sol de la ville, les militaires luttant contre deux monstres à la fois) qui démontre à quel point les effets techniques explorés pour la première fois dans Godzilla dépassent maintenant la simple maquette éclatée sous le poids d’un costume en caoutchouc. Les petits morceaux de villes volent en mille pièces, éventées violemment par les amples battements d’ailes des monstres. À l’inverse du premier combat contre Godzilla qui jouissait de la nuit et des explosions pour découper la silhouette de l’ennemi, la couleur permet ici de profiter d’un combat sous le ciel bleu, soulignant les envols et les atterrissages des Rodan tout en variant remarquablement bien les saynètes d’action, de l’homme qui s’envole comme au temps du burlesque aux minuscules missiles qui viennent s’écraser contre la bête.
 
Comme toujours chez Honda, c’est dans la poésie des idées visuelles plus que dans la qualité brute de leur exécution que réside la beauté du kaiju, une géométrie du cœur qui ne se lasse jamais des explosions. Plus encore, voici une conception du kaiju eiga qui tient passionnément aux explosions – à l’éclatement violent du métal des balles contre la peau écailleuse des monstres –, tellement qu’elle se fait un devoir de travailler le son des « kaboom ! » et des « rihhhhh ! » des Rodan, les mêlant dans une forme d’abstraction sonore qui trouve probablement sa plus belle expression dans la scène finale. Près de dix minutes durant, les mêmes militaires à qui on avait dit que la terre avait été minée trop profondément, tailladée trop vigoureusement par l’industrie humaine, bombardent sans relâche – sans une seule et unique seconde de répit – la montagne volcanique que nous avait présentée cérémonieusement Honda en début de parcours. 
 
Les missiles fusent, un après l’autre, faisant éclater la terre – et plus précisément, la Terre – jusqu’à ce que le mont s’effondre sur lui-même et qu’il bave sa lave. Les bêtes amoureuses poussent un dernier cri d’agonie. Les hommes en poussent un victorieux. Et la planète, elle, feuillette à nouveau son catalogue de monstres vengeurs.
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Critique publiée le 24 juin 2014.
 
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