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Her (2013)
Spike Jonze

L'ère des communications

Par Jean-François Vandeuren
Les leçons apprises au fil de ses deux collaborations avec Charlie Kaufman résonnent certainement à travers les moindres élans de ce premier scénario original signé Spike Jonze. S’appuyant sur une influence on ne peut plus substantielle en matière de scénarisation, le cinéaste américain parvient néanmoins à imposer rapidement sa propre voix, laquelle sera vite amplifiée par une mise en images d’une beauté tout aussi sidérante, et ce, aussi bien d’un point de vue formel qu’esthétique. Jonze explore ainsi avec une sensibilité désarmante l’état des relations qu’entretient l’Homme avec autrui de même que l’univers qui l’entoure, mais surtout une intangibilité paraissant de moins en moins abstraite et de plus en plus atteignable. Le tout à partir du récit d’un homme en instance de divorce qui, dans sa solitude, développera une relation de plus en plus intime avec l’intelligence artificielle régissant les données de son ordinateur, voire chacune des sphères de son quotidien. De son côté, ce système s’étant octroyé le doux nom de Samantha (auquel Scarlett Johansson prête sa voix chaude et enivrante) poursuit son évolution à un rythme effrénée, présentant de plus en plus des traits de caractère et un bagage émotionnel propre à l’être humain, l’enveloppe corporelle en moins.

Nous ne pouvons évidemment nous empêcher d’entrevoir dans Her un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler le monde d’ici quelques années, chacun évoluant seul au milieu d’une marre d’individus, isolé dans une bulle connectée en permanence à un appareil de télécommunication. Cela explique du coup que les hommes et les femmes peuplant le film de Jonze ne semblent accorder guère d’importance à leur apparence. Une idée particulièrement perceptible chez les personnages féminins, que le réalisateur présente au naturel, sans traces apparentes de produits de beauté. Même les lettres d’amour sont désormais produites par des firmes spécialisées tandis que le temps se fait de plus en plus rare pour ce genre d’attentions personnelles. C’est pour l’une de ces entreprises que travaille Theodore (Joaquin Phoenix), lui dont la tâche consiste essentiellement à entretenir la flamme au sein d’un couple et les liens unissant les membres d’une famille. Jonze joue néanmoins de finesse en ne dressant jamais le portrait d’une société totalement désincarnée, cherchant plutôt à traiter concrètement de l’évolution de notre dépendance à la technologie. Une idée que renforce ce dernier en présentant son univers à travers le regard du protagoniste qui l’habite afin d’accentuer le sentiment de normalité émanant des observations rapportées.

Le relèvement de la banalité de ce quotidien fictif se reflètera plus particulièrement dans la façon dont Jonze fera réagir l’entourage de Theodore lorsque celui-ci leur annoncera qu’il entretient une relation sérieuse avec un système informatique. Un phénomène qui sera aussitôt considéré comme étant « normal » par tout le monde, si ce n’est de l’ex-femme de Theodore (Rooney Mara), qui verra plutôt dans cette union le refus de l’implication de ce dernier ainsi qu’une incapacité à faire face aux défis de la vie à deux. Jonze se montrera tout aussi perspicace en ce qui a trait à l’évolution de son protagoniste, qui n’a en soi rien d’unidimensionnel. La complexité émotive et psychologique de Theodore en fait ainsi un personnage de (science-)fiction auquel il est très facile de s’identifier, celui-ci ne se limitant pas simplement qu’à un canevas de solitude et de morosité comme il aurait pu aisément l’être entre les mains d’un créateur moins perspicace. C’est d’ailleurs à travers le déploiement d’une gamme d’émotions préférant la couleur aux teintes de noir et de blanc que Jonze parvient à envelopper son effort de la douceur comme de l’humour et de la douce mélancolie définissant l’état d’esprit de son personnage principal.

Le succès d’une telle proposition reposait évidemment en grande partie sur les épaules de Joaquin Phoenix ainsi que sur la chimie qui saurait s’installer entre ce dernier et la caméra de Spike Jonze. La performance d’une incroyable justesse de l’acteur, révélant subtilement la vulnérabilité comme la lassitude et le désir d’émerveillement de son personnage, nous donne certainement l’occasion de renouer avec une facette de ce dernier que ses rôles – de mêmes que ses sorties publiques – des dernières années avaient pu nous faire oublier. Phoenix transcende chaque image avec une aisance à couper le souffle, tandis que Jonze, de son côté, dose allègrement son utilisation du gros plan et du plan large afin de diviser ou de confondre le regard que le spectateur porte sur Theodore et sur son environnement. Le duo évoque ainsi avec force cette idée d’une « solitude accompagnée », présentant le protagoniste seul au milieu de lieux aussi bien privés que publics dans des situations ordinairement associées à l’isolement, voire au mal de vivre, tout en surplombant ces séquences des dialogues complices et chaleureux entre Samantha et Theodore, lesquels rythment d’autant plus l’exercice en lui servant de principal fil conducteur.

Jonze frappe également un grand coup dans un tel contexte de par la façon dont il articule et met en relief l’univers de son long métrage à travers une foule de menus détails qu’il insère à l’intérieur du cadre tout en laissant le soin au public de leur accorder l’importance qu’ils commandent. L’idée de la dématérialisation des relations interpersonnelles est d’ailleurs fortement suggérée à travers les changements s’opérant au niveau de la direction artistique en fonction des allers et retours sur la ligne du temps du récit. Jonze effectue aussi un travail tout à fait colossal sur le plan narratif, donnant vie à ses écrits à travers des images d’une grande beauté et d’un montage aux coupures tout aussi délicates, auxquels la direction photo d’Hoyte Van Hoytema (The Fighter, Let the Right One In) et la musique d’Arcade Fire viennent donner tout leur sens. La patience et la méticulosité dont font preuve l’Américain et ses acolytes permettent ainsi à tous les éléments du discours et de la facture artistique d’entrer en parfaite harmonie et de s’enrichir les uns les autres. Une qualité ayant toujours fait de Jonze un réalisateur à part, visiblement conscient de la valeur d’une image, mais surtout de l’importance des écrits et des concepts qui doivent la guider.

À l’instar des deux premiers longs métrages de l’Américain, et même du trépidant Where the Wild Things Are de 2009, l’essence de Her ne repose pas que sur le développement d’une seule grande idée, mais aussi sur tout ce que le cinéaste parvient à faire graviter autour de celle-ci. La mise en scène de Jonze se révèle, certes, moins sinueuse et cérébrale et davantage émotive et sensorielle. Son approche repose également sur la manière dont le cinéaste réussit une fois de plus à embrasser divers concepts éculés pour adresser certaines questions fondamentales en ce qui a trait à l’évolution de l’humanité dans tous les sens du terme, et ce, d’un point de vue aussi bien individuel que collectif. Après tout, les joies et les difficultés que rencontreront Theodore et Samantha au fil de leur idylle seront en soi attribuables aux milieux fort différents dont proviennent les deux entités, comme c’est le cas dans tant d’histoires d’amour. Une piste dont Jonze se servira pour traiter plus particulièrement des changements – parfois drastiques – s’opérant actuellement dans la nature de même que la façon dont deux êtres entretiennent une relation. Car si le besoin de l’Homme envers la technologie se révèle de plus en plus vital, qu’adviendra-t-il lorsque la technologie, elle, n’aura plus besoin de l’homme?
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Critique publiée le 15 février 2014.