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Grandmaster, The (2013)
Kar-wai Wong

La géométrie du coeur

Par Mathieu Li-Goyette

Il n'est pas nouveau que le Wu Xia Pian et le film de kung-fu soient en mesure de puiser dans la philosophie chinoise pour mettre en mots leurs discours. L'adéquation entre le dynamisme des combats et les pirouettes didactiques des dialogues étonne toujours, tanguant d'une part vers les duels aériens de la Shaw Brothers et, de l'autre, vers une mise en scène des sentiments (Ashes of Times, Crouching Tiger, Hidden Dragon) qui viennent s'intercaler entre le geste et le verbe. Le coup de pied répond au coup de poing comme la forme du tigre répond à celle de la cigogne; à un proverbe taoïste, on rétorque par l'honneur de la famille; à un stratagème de Sun Tsu, par l'harmonie bouddhiste. D'une certaine manière, le film de kung-fu représente l'apothéose du mouvement au cinéma, car là où les coups retentissent, là où les dialogues s'enflamment, les panoramiques sont rois, bousculant le cadre, lui donnant le torticolis, l'installant dans des positions impossibles, tellement que si le cinéma est une fenêtre sur le monde, le cinéma de kung-fu, lui, est un aquarium aux plans infinis.

C'est d'autant plus vrai dans The Grandmaster - film ambitieux à outrance, probablement trop pour son propre bien - qui exploite l'étymologie du mot kung-fu dans toute sa symbolique. Le kung-fu, c'est essentiellement deux actions, nous dit maître Ip : la verticale et l'horizontale, la maîtrise de deux axes qui, lorsqu'un d'eux est débalancé, il provoque la chute de l'autre. Deux mouvements : un d'aplanissement, l'autre d'élévation. Deux personnages : maître Ip et l'héritière de la famille Gong. Deux techniques : le wing chun et les 64 coups de poing. Deux écoles : celles du Nord et celle du Sud. Deux films : le film d'arts martiaux et le film romantique. La dichotomie est en quelque sorte si parfaite qu'elle en devient aliénante, scindant The Grandmaster en Grand-Master. Un film sur le maître et un film sur sa grandeur et qui cherche à réconcilier l'homme et sa légende. Le drame biographique schizophrène privilégie une mise en scène tourbillonnante, éclairée dans le gris et le bleu pour les combats, puis une autre, foncièrement différente, pour les drames de chambre où les tons chaleureux triomphent.

Pour l'auteur, il s'agit là d'un motif dont on connaît bien la chanson. Des moments de grâce séparent d'autres instants fatidiques, ceux où l'on tentait de fuir dans Chungking Express, ceux où l'on dansait en solitaire dans Fallen Angels. Ici, l'idylle de Ip (Tony Leung) et de Gong (Zhang Ziyi) atteint rapidement son apothéose théatrico-romantique. Un combat met en scène les deux prodiges et, lors d'une pirouette, leurs visages s'effleurent. Jamais plus n'auront-ils pareil rapprochement, jamais plus Ip ne pourra revivre cet instant qu'il chercha à retrouver toute sa vie durant. À partir de cette première rencontre, The Grandmaster échafaude une grande histoire d'amour où la tuberculose triomphera finalement de l'aimée. À l'opposé, plongé dans le travail et la formation de ses futurs étudiants (dont Bruce Lee), Ip parviendra au crépuscule de sa vie sans jamais retrouver cette première passion qui, à en croire la mise en scène, pourrait être le moteur de chacun de ses coups de poing dévastateurs.

L'entremêlement du romantisme et des chorégraphies des combats travaille ainsi à mettre au point une poésie du corps en perpétuelle lutte contre son environnement (les forces japonaises d'occupation, les clans rivaux, les adversaires, la gravité, la neige, la pluie, bref, tout ce qui conserve la trace du débattement). Au gré d'une musique lancinante, The Grandmaster parvient plus souvent qu'il n'y échoue à rallier la tension d'une bataille à la nostalgie d'un amour perdu. Le montage parallèle qui ne démord jamais, ni de Ip ni de Gong, permet au spectateur de tracer le parcours des deux protagonistes à travers l'histoire de la Chine des années 30 et 40. Tous deux témoins de la chute de la nation aux mains des Japonais, puis de sa reconquête, The Grandmaster évite les écueils de la saga nationaliste Ip-Man (signée Wilson Yip) qui donna lieu à de nombreuses suites qui ont enfoncé les unes après les autres le clou rouillé et grossier du patriotisme populaire.

Au maître rassembleur de la précédente trilogie succède une personnalité mythifiée qui danse avec ses adversaires lorsqu'il les combat. Tony Leung et Zhang Ziyi n'étant pas des adeptes d'arts martiaux, leurs mouvements sont captés majoritairement en gros plans ou en plans larges quand ils tournoient. Une mise en scène horizontale dont l'élancement est renforcé sous la pluie et la neige permet ainsi à Wong Kar-wai de dynamiser sa mise en scène avec des travellings latéraux et circulaires qui enlacent l'espace où les combattants s'affrontent. De la même manière, des coupes rapides fonctionnent étonnamment en champs-contrechamps, un visage suivant un poing envoyé perpendiculairement vers l'objectif de la caméra. L'alternance entre ces mouvements amples et ces coupes sèches donne une impression de majesté, de grands élans symphoniques ponctués de staccatos qui entretiennent une asymétrie avec la verticalité des scènes dialoguées.

Car en intérieur, Wong change complètement de style. Le montage elliptique qui lui est propre redevient une norme, les regards lancés en cachette, le positionnement des personnages en plongées et contreplongées crée des rencontres où les amoureux sont sans cesse à la recherche d'un espace clôt où ils pourraient, le temps d'un baiser, être seuls et vis-à-vis dans le cadre. Et quand la nostalgie de l'idylle se met en place, c'est sa technique consistant à prélever de ses plans des photogrammes en jouant avec la vitesse de l'obturateur de la caméra qui émeut; l'impression qu'à chaque photogramme perdu entre deux autres, nous voyons le temps s'égarer, fuir des mains d'Ip et de Gong qui jamais ne le retrouveront. Le vertical répond ainsi à l'horizontale : la romance et la bataille s'entrechoquent, la géométrie du coeur et du poing se fait subitement mise en scène. Et passer si facilement du mouvement à l'émotion et de l'émotion au mouvement, c'est, d'une certaine manière, extrapoler aux limites de l'intelligible les potentialités dramatiques du cinéma.

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Critique publiée le 29 août 2013.