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Canterbury Tales, The (1972)
Pier Paolo Pasolini

Des instants d'innocence

Par Mathieu Li-Goyette
Deuxième volet de la Trilogie de la vie, Les contes de Canterbury regroupe à lui seul les préoccupations de Pasolini quant à la sexualité et la religion comme agent politique de la société. Adapté cette fois du recueil de Geoffrey Chaucer, cet épisode est le plus comique des trois, le plus gras, le plus grivois : la société que Pasolini met en scène n'attend qu'une chose : pouvoir s'envoyer en l'air. Et cette fois, plutôt que de s'adonner aux plaisirs de la chair devant l'auteur et ses spectateurs, c'est devant la religion - ses anges comme ses démons - que les personnages se déshabillent.

D'abord dans un sketch où un noble voit (ou plutôt ne voit pas, car un ange l'a rendu aveugle) sa femme le tromper avec un jeune homme aux attributs bien moins ingrats, ensuite dans un segment où Chaplin vient hanter le film avec son vagabond qui, pour une fois, est sexué, Les contes de Canterbury revus selon Pasolini sélectionnent des portraits type de la société anglaise du Moyen-âge, retient ce qui les caractérise le plus (la paysannerie, la noblesse, la religion, la trahison) et cherche à les agencer pour y retrouver le théâtre des pulsions les plus difficiles à réfréner. Chacune des séquences est l'occasion de voir comment l'abstinence autant que l'acte sexuel régit la société, comment autant le désir que la répression du désir forme les alliances et rivalités d'un monde où les plus beaux costumes, les plus beaux décors ne parviennent toujours pas à dissimuler les problèmes de coeur les plus élémentaires. Nobles et paysans luttent contre les mêmes démons (littéralement, selon la dernière scène, celle des Enfers, où Lucifer éjecte de son derrière chevelu pauvres comme riches). Ici, les tentations nous rappellent la vanité des rangs et de la pureté du sang.

Pasolini poursuit donc sa réflexion sur les inégalités à travers les âges avec un film qui puise à même la luxure anglo-saxonne pour mettre en images la lutte des classes sans jamais pour autant prendre parti. Homme de gauche, l'auteur croit toujours que dans tous les manichéismes, tous les radicalismes, se dissimule le germe des totalitarismes et que si la religion a encore quelque chose à nous inculquer, c'est bien la tempérance. C'est pourquoi cet athée convaincu représente l'iconographie chrétienne à l'aide d'ambitieux costumes sans même tenter de la ridiculiser par son discours. Au contraire, dans la Trilogie de la vie, les êtres divins jouissent d'un pouvoir rare dans le cinéma et inspiré sans gêne des moeurs et croyances de l'époque filmée.

En créant des quiproquos de toutes pièces, en se jouant sans cesse de nos sens (le Chaplin du film a ainsi l'allure d'un ange moqueur envoyé sur Terre), les créatures divines de Pasolini cherchent à niveler les classes, à leur redonner leurs noblesses respectives par une poésie de l'Homme, de ses métiers et de ses espérances. Plutôt que de critiquer le pouvoir et tenter de le renverser, le cinéaste en fait une caricature, nous invitant à nous moquer d'une certaine époque tout en comprenant qu'il est question là d'une allégorie de notre propre condition. Dans le détail des absurdités mises en scène, Pasolini nous dit de regarder de plus près, de plus en plus près et de saisir que les problèmes soulevés dans ces contes n'ont que très peu changé et qu'à force de nous démontrer les tares de l'existence - la Trilogie de la vie, c'est plus ou moins 30 portraits - , l'on comprendra que nos destins à tout un chacun tombe dans l'un ou l'autre de ces portraits qui, à leurs manières, résument les aléas de la vie. 

Ils résument évidemment bien plus : ils englobent la passion de Pasolini pour le classicisme, ces récits fondateurs éternellement jeunes et, par le fait même, font état de sa critique du monde contemporain, un monde d'oeuvres aliénées et aliénantes, d'oeuvres ayant perdu le sens profond des valeurs bouillantes de l'humanité. La Trilogie de la vie démontre comment, en retournant aux récits fondateurs de la culture occidentale, Pasolini parvient à l'envisager de nouveau, à partir de ses racines et non plus de ses fruits. 

C'est ainsi qu'il se consacre à représenter l'époque avec un souci du détail qui aurait plu à Lean ou Kurosawa. Ses costumes, ses éclairages qui misent sur une pellicule particulièrement sensible pour créer des jeux de lumière naturalistes confortent le spectateur dans un univers qui respire l'histoire, un monde vétuste complètement assumé, où la qualité scénique des plans renvoie à une littérature en aplat où ce n'est ni les artifices, ni la nation qui participent à la mise en mots du discours. À force d'anachronismes parfaitement synthétisés, Pasolini construit son film comme une critique a contrario, maniant l'antithèse pour déconstruire notre thèse d'un monde et d'un art « tel qu'ils devraient l'être ».

Probablement le plus accessible des trois volets de sa trilogie, Les contes de Canterbury tient une place de choix dans son triptyque, servant l'anticléricalisme de l'auteur en faveur d'une réinvention de la religion et de sa place dans l'état moderne. Moins cynique, plus jovial que ses oeuvres précédentes, celle-ci mise plutôt sur des gags à retardement, des fables connues dont l'issue, si elle est toujours prévisible, n'en finit jamais de nous rappeler que c'est dans l'acte de narrer que l'homme transmet son humanité et qu'à sa manière, c'est un peu de ce qu'avait entrepri le cinéaste, amer face à son temps, triste de l'irrécupérable mort de l'innocence... 

Un peu d'innocence de vivre, de mourir, de jouir, voilà ce qu'il nous reste de ces contes, moments radieux d'une oeuvre enragée.
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Critique publiée le 16 juin 2013.