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Magnificent Ambersons, The (1942)
Orson Welles

« There are no times but new times »

Par Mathieu Li-Goyette
The Magnificent Ambersons, de par la distribution impeccable du Mercury Theatre, mais aussi par la narration, les thématiques et le style baroque de Welles, laisse entendre qu'il est question de la même Amérique que celle de Citizen Kane et qu'il n'est pas impossible que le jeune héritier des Ambersons devienne à son tour un Charles Foster Kane reclus dans son immense Xanadu. Selon Welles, cet héritier avait d'ailleurs été modelé sur sa propre personne par l'écrivain Booth Tarkington, un ami de longue date de la famille. Autour de ce prince Amberson (George, incarné par Tim Holt) gravitent sa mère bientôt veuve (Dolores Costello), une dame qu'il souhaiterait marier (Anne Baxter) et son père à elle, un ancien amant de sa propre mère. Ensemble, ils forment les pointillés d'un quadrilatère qui se déploie en parallèle à l'industrialisation des États-Unis, qu'on évoque à coup de sauts temporels marqués non pas par des écriteaux, mais bien par l'évolution en ellipse de l'automobile (symbolisée par l'entreprise d'Eugene Morgan le prétendant, incarné par l'excellent Joseph Cotten). L'industriel évolue au fil de la chute de la fortune des Amberson, issus de la vieille bourgeoisie empêtrée de dentelles et de soie. Cette faillite des uns, superposée au succès des autres, structure le drame familial de Welles, plus ambitieux dans le dialogue et sa finale tragique que ne pouvait l'être Citizen Kane, prouesse visuelle d'abord, grand récit ensuite.

Nous sommes donc en 1873, époque où la miniaturisation des moteurs permet à peine de faire rouler de petits carrosses monoplaces. À l'opposé, les voitures hippomobiles proposent une lenteur appréciée, permettant de discuter, de flirter; Welles explique même en voix off que la vitesse était rare et crainte, à l'inverse de l'ère qui s'apprêtait à commencer. À cette collision des milieux, l'auteur propose le manoir des Amberson comme microcosme de tous les drames. Repris par la suite dans les tournages de Jacques Tourneur produits par Val Lewton, l'ambitieux décor (le plus grand construit à l'époque par la RKO, qui n'était guère intéressée à produire des films aussi onéreux) relie chacune de ses pièces par de longs couloirs permettant des éclairages expressionnistes. Welles mise sur le grand escalier central, ses rambardes et ses boiseries pour créer des effets de profondeur, donner de la dimension aux espaces et séparer les classes sociales au fil de la progression du récit. Tout au long des divers dénouements, à chacune des inspirations et des expirations que prennent le scénario et la maison avec lui, le positionnement des protagonistes s'ajuste en conséquence, voyant le décor et la mise en scène travailler dans une rare symbiose où les moindres espacements servent à faire glisser un travelling aventureux, où les plus longues salles baignées de lumière laissent le champ libre à un ambitieux zoom qui ne perdra jamais de sa limpidité.

Le décor de Mark-Lee Kirk (directeur artistique des John Ford de la fin des années 30 et du début des années 40), contrairement à ceux qui étaient autrefois construits en blocs indépendants, permet à Welles de promener sa caméra par la main, lui faisant préférer le plan séquence à un point tel qu'il faudra attendre Touch of Evil avant de voir un réalisateur américain embrasser autant cette symphonie de mouvements de caméra rectilignes, diagonales et circulaires. Non plus sur des rails ou des roulettes, le regard de Welles roule sur les flux émotifs invisibles du manoir des Amberson, les ressentant comme un compteur Geiger face à l'émanation radioactive. En ce sens, The Magnificent Ambersons est une grande leçon technique (comme tous les Welles, pourrait-on dire) sur l'utilisation de l'espace au cinéma, mais aussi des décors, des costumes et de la réflexion de la lumière sur ceux-ci, et ce, malgré les célèbres coupes qu'appliquèrent au film Robert Wise et Mark Robson sous la direction du producteur Jack Moss, allant jusqu'à amputer l’oeuvre originale d'une quarantaine de minutes toujours disparues, au grand dam de l'histoire du cinéma (la trahison eut lieu alors que l'auteur était au Brésil, parti filmer It's All True pour le gouvernement américain).

Dans ces quarante minutes, si l'on se fie à une lecture de la continuité dialoguée qu'utilisa Welles sur le plateau, on dénote que la deuxième séquence, celle du bal, aurait dû être composée d'une suite de longs plans séquences plutôt que de ce montage douteux, interposant aux magnifiques plans originaux des champs-contrechamps tournés à la va-vite sur fond gris, pas même assez maîtrisés pour assurer la cohérence de l'éclairage. Les autres changements concernent quant à eux les dernières séquences du film, précipitées et cousues de fil blanc par la narration en voix-off qui explique la déchéance du clan Amberson qui, contrairement à la finale originale, s'en tire plutôt bien en se retrouvant à vivre au crochet du magnat de l'automobile Morgan. Dans la première version, les derniers plans du film, à l'image des plans de grue qui clôturent Citizen Kane, étaient composés de lents travellings qui devaient arpenter le manoir Amberson, maintenant fantomatique, hanté par la présence d'une ancienne Amérique aujourd'hui balayée par la nouvelle. Bien avant Le guépard de Visconti, Welles avait trouvé une façon de schématiser cette lente transition d'une époque à une autre, marchant dans les pas de Jean Renoir et de La règle du jeu, qui avait, à l'époque, influencé Welles par son utilisation judicieuse de la profondeur de champ en tant que nouvelle matière de l'expression dont le sens serait étonnamment issu du théâtre.

The Magnificent Ambersons s'achève donc comme un film inachevé, morcelé, composé de grandes séquences qui se terminent par des fondus hâtifs, ne répondant pas aux goûts de Welles, mais aussi au sens intrinsèque du récit. Sa cohérence esthétique a été saccagée, l'ambition de son hauteur, bafouée par d'ignares cravatés. « There are no times but new times », s'exclamait Eugene avant de se lancer dans le bal, embrassant l'avenir et le rêve de marier la dame Amberson; « One day or another, he will get his comeuppance », murmuraient les commères à la vue du jeune George prétentieux, vaniteux. La foi en l'avenir, la présence intangible d'un fatum qui attend de s'abattre sur ceux qui défient trop leur monde, voilà ce qui engloberait le mieux les rêves brisés du jeune Welles (il n'avait que vingt-sept ans à l'époque du tournage) qui, quelques mois après Citizen Kane allait déjà être banni, condamné à ne plus jamais réaliser un film comme il l'aurait souhaité, forcé à une autre sorte de génie plus subtile : l'artisanat, la débrouillardise, l'abstraction. The Magnificent Ambersons, malgré sa défiguration, témoigne encore de cette résilience.
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Critique publiée le 20 mai 2013.