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Perfect Days (2023)
Wim Wenders

L’arbre qui expose la forêt

Par Mariane Laporte

J’ouvre la vitre de ma voiture d’un pouce, un luxe en ce début de printemps. L’odeur des conifères et de la terre qui dégèle s’immisce par l’interstice et envahit l’intérieur de la carrosserie. Sur la route, qui devient asphaltée en me rapprochant de Sainte-Adèle, j’éclabousse les ombres de la forêt qui s’étirent. J’arrive trente minutes avant la projection de Perfect Days. Ça me permet de flâner au bazar situé juste à côté du Cinéma Pine. Je n’achète rien. J’avais simplement envie de m’entourer d’antiquités, de renifler les pages jaunies d’un bouquin et d’effleurer la dentelle d’une robe de soirée. J’esquisse un sourire désolé au propriétaire, sans lui dire un mot. Je me dirige vers la billetterie. « Un ticket. » J’aime profiter d’un film en solo, mais je dois néanmoins le partager avec six personnes. Des têtes blanches, majoritairement. J’ai le sentiment de ne pas appartenir à la bonne génération. Je me cale dans mon siège avachi au revêtement rose pour regarder cette récente réalisation de Wim Wenders. Je ne me doutais pas de l’émotion qui m’étreindrait. Je ne soupçonnais pas, non plus, que je me reconnaîtrais fortement en Hirayama (Kōji Yakusho), son personnage principal. Mais surtout, qu’il m’inspire mon père. À la fois par son emploi, sa relation avec sa nièce Niko (Arisa Nakano) et sa volonté de vivre le moment présent. Hirayama est préposé à l’entretien des toilettes publiques. Il ne s’en plaint pas. Mon père fait le ménage à l’usine de pneus Bridgestone. « Il n’y a pas de sot métier ! », me dirait-il. Voilà qui est rassurant. La randonnée à vélo, où Hirayama et Niko chantonnent gaiement en pédalant, me ramènera à mon passé. « Maintenant, c’est maintenant ! La prochaine fois, c’est la prochaine fois ! » Nous, c’était « Un jour à la fois, ô mon Dieu ! C’est tout ce que je demande ! »

Les lumières se tamisent et la salle s’assombrit. Le rideau argenté s’arrête sur un ratio 1:33 et dévoile le plan aérien d’un lever de soleil sur Tokyo qui amorce la routine du protagoniste. Nous la revivrons en boucles. Ce n’est pas désagréable. Les redondances sont habilement renouvelées dans l’observation minutieuse. Le cycle est transformateur. Il mène à l’éveil spirituel par l’appréciation des « petits riens » qui ralentissent le rythme du montage. Les expériences sensorielles, quasi immersives, sont transmises par Yakusho (lauréat du Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes) qui approche son rôle d’une façon phénoménologique. Au travail, Hirayama collecte les déchets à mains nues sans répugnance, s’émerveille de l’acier inoxydable qui déforme les passants et respire les effluves des détergents qui s’amalgament aux parfums de la flore environnante bordant les établissements. Le respect qu’il porte à leur maintenance se traduit par des actions chirurgicales parfaitement exécutées. Sa méthode, associée à son intentionnalité, nous purifie tous azimuts. Lors de ses congés, nous relaxons avec lui. Nous savourons ses siestes sur les tatamis et ses repas au restaurant. L’hypersensibilité de Hirayama se décrypte par l’accentuation des sons diégétiques, qui ont un volume disproportionnellement élevé dans le paysage sonore de l’environnement, mais n’ébranlent en aucun cas le calme monastique. Sa focalisation sur les menus détails est une caractéristique qui rend hommage aux personnages de l’univers cinématographique de Yasujirō Ozu (l’admiration vouée à ce dernier ne date pas d’hier, pensons au documentaire Tokyo-Ga [1985] où Wenders rencontre quelques-uns de ses proches collaborateurs et revisite sa filmographie). Même s’il est difficile de pointer du doigt l’influence directe du célèbre cinéaste japonais, le fantôme de sa présence s’esquisse dans une attention pointilleuse portée aux matières et aux humains à travers le regard égalitaire du modeste héros. Le jeu physique de l’acteur priorise le non-dit. Ses micro-expressions sont captées en plans rapprochés par Franz Lustig, opérateur et directeur de la photographie. Le silence est évocateur. La caméra explore chaque plissement de peau qui trahit un subtil affect. Par l’analyse scrupuleuse de Wenders, inspirée par Ozu et canalisée par Lustig, les idées se nourrissent et convergent, ce qui décuple la capacité d’accéder à leurs propositions créatives par les cinq sens.

Tourné en seulement seize jours, Perfect Days louvoie entre la fiction et le documentaire. Cette période, très condensée pour un long métrage, motive le cadrage entièrement à l’épaule. Dans ces conditions, l’improvisation prend vite le dessus sur la répétition. Yakusho est à son aise dans cette forme de liberté, où le « backstory » se discerne davantage dans le corps que par les rares répliques. En reproduisant les actions, une transe opère. Wenders crée les circonstances propices au métissage des genres et de ce mélange se dégage une vérité spontanée plutôt qu’une mise en scène rigide. Certains lieux de tournage et costumes sont tirés du réel. «The Tokyo Toilet », que l’on peut lire à l’arrière de la combinaison bleue de Hirayama, révèle un projet de réaménagement des espaces sanitaires de Shibuya. Ces chefs-d’œuvres ont été créés par des starchitectes tels que Toyō Itō, Kengo Kuma et Shigeru Ban pour revamper la ville et valoriser l’hospitalité japonaise. Ceux-ci décrivent leurs conceptions avec éloquence. « Trois champignons ayant poussé autour du sanctuaire Yoyogi-Hachiman » ou bien « un village de cinq cabanes dans la verdure luxuriante du parc Shoto » sont leurs invitations au soulagement. Nul besoin de vous rendre in situ pour visiter ces antres de paix, puisque Hirayama agit en guide touristique. Il démontre le fonctionnement de technologies inusitées, tel qu’un mécanisme qui opacifie les murs extérieurs d’une toilette vitrée, lorsque la porte se barre. De quoi réjouir les non-initié·e·s ! Ces « petits coins », auxquels le format d’écran panoramique ne pourrait rendre justice, ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres, où l’exigu devient grandiose.


[Master Mind / Wenders Images]

La fin du générique nous explique le terme « komorebi », qui décrit les rayons du soleil filtrés à travers les feuilles. Un concept central qui échappe à un public impatient. Ce choix astucieux reflète la stratégie de Perfect Days, qui teste notre capacité à se fasciner de banalités pour découvrir leur propriété intrinsèque à travers des réitérations. L’accès à l’intériorité de Hirayama opère par des références à un majestueux feuillu qu’il affectionne. Au Japon, le kodama est une créature légendaire qui réside dans les arbres et protège la nature. On assiste à un revirement de situation : l’arbre incarne Hirayama. Les sonorités, les corps et les artefacts sont des allégories qui prolongent la plante et le personnifient par de multiples associations. Les palmiers sauvages (1939) de William Faulkner ou Trees (1971) d’Aya Kōda, qu’il se procure à une librairie d’occasion, témoignent de cette liaison interespèce. Plusieurs contre-plongées, du point de vue de Hirayama, mettent en évidence la tour Tokyo Skytree qui est à la jonction d’une urbanité au sens propre et d’une ruralité au sens figuré. Il la regarde tendrement, ce qui est assez incongru. Nous comprendrons sa signification par Niko, qui mentionne le nom de la structure néo-futuriste. Un itinérant qu’il croise régulièrement (Min Tanaka) paraît, quant à lui, pratiquer perpétuellement le shinrin-yoku, une thérapie alternative qui reconnaît les bienfaits de la forêt. On le voit enlacer un tronc d’arbre, imiter la chorégraphie de ses ondulations et accumuler les brindilles sur son dos. Étrangement, eux seuls semblent se remarquer. Hirayama soigne méticuleusement ses bonsaïs, dont la plupart sont des rejetons de son feuillu fétiche enraciné dans un sanctuaire. À ses pauses-repas, il mange à son pied un sandwich. Il le photographie systématiquement, en noir et blanc, avec son appareil argentique Olympus. C’est son remerciement au rayonnement solaire qui a voyagé l’espace afin de lui caresser l’épiderme, son « écorce ». Lorsqu’il s’assoupit à la fin de sa journée, après avoir lu quelques pages de son livre, nous accédons à ses rêves par des séquences expérimentales qui arborent des nuances de gris. Tel un théâtre d’ombres, les réminiscences de ses clichés et les vestiges de sa mémoire se superposent et se projettent sur la toile de son inconscient monochrome. Le montage est stylisé par de lentes vitesses d’obturation, des bokehs et du floutage, fantaisies esthétiques qui n’adviennent que dans son sommeil. Ces extraits, qui empruntent à l’expressionnisme allemand, ne choquent pas la linéarité narrative. Une vieille dame du voisinage (Miyako Tanaka) balaie le trottoir et agit en réveille-matin. Nulle alarme ne vient agresser l’oreille. Ce friselis ramène l’univers réaliste d’un quotidien qui reprend ses couleurs. Ce n’est pas la première fois que Wenders utilise une transition chromatique pour souligner différents degrés perceptifs. Dans Wings of Desire (1985), c’est lorsque l’ange Damiel (Bruno Ganz) devient humain par amour pour une trapéziste (Solveig Dommartin) que le monde troque sa palette pour une autre. Dans Perfect Days, c’est l’état modifié de la conscience de Hirayama, où s’entremêlent des formes abstraites et quelques individus en relation avec son actualité et ses désirs. Toutes des femmes, hormis l’itinérant qui donne l’impression de performer le butō, une « danse du corps obscur » qui s’abecque des avant-gardes artistiques européennes, du bouddhisme et du shintoïsme. Ses songes sont l’extension de son activité cérébrale doucement agitée qui contribue à décoder certains pans cachés de sa psychologie.

Perfect Days adresse la notion du changement par son contraire, la routine. Bien que Hirayama jouisse pleinement de plaisirs modestes, il est enfermé dans une solitude machinalement orchestrée. Est-ce son statut social qui l’ostracise ? « Pas d’amour sans argent, c’est ça la modernité », s’exaspère son collègue Takashi (Tokio Emoto). Tout comme dans ses rêves, c’est majoritairement la gent féminine qui perturbe ses rituels. Que ce soit par le baiser furtif d’Aya (Aoi Yamada) sur sa joue, la complicité qu’il partage avec sa nièce fugitive, l’étreinte de sa sœur (Yumi Asō) ou la voix envoutante de la propriétaire de son resto-bar favori (Sayuri Ishikawa), seules ces agentes semblent pouvoir le transformer. On découvre ainsi une autre facette de sa personnalité. Ces surcharges émotionnelles lui font perdre le contrôle et indiquent une insondable mélancolie. « Sometimes I feel happy. Sometimes I feel so sad », confie Lou Reed sur la bande sonore. Les points de rupture qui interrompent le flux récurrent sont à la fois porteurs de grandes joies et de peines profondes, ce qui éclaircit peut-être la finale bouleversante et mitigée.

Les lumières se rallument tranquillement, sans nous agresser. La rembourrure de mon siège est aplatie jusqu’à l’armature. L’immuable parfois ankylose. Les six spectateur∙rice∙s et moi retrouverons notre train-train, quelque part dans les montagnes où l’écho des kodama résonne. Je monte le chauffage, pour préserver la chaleur du komorebi de Perfect Days, aussi longtemps que possible. Je me regarde dans le rétroviseur et je me rappelle les yeux de Hirayama. Puis ceux de mon père. Sur le chemin du retour, j’écoute en boucle la chanson « Feeling Good » de Nina Simone qui clôt le film. « Stars when you shine. You know how I feel. Scent of the pine. You know how I feel. Oh, freedom is mine. And I know how I feel. » L’arôme des pages jaunies me revient, des sapins et du Cinéma Pine. Encore imprégnée des dernières images, je comprends graduellement ce que Hirayama ressent. Ce que mon père ressent. Ce que je ressens. Je suis troublée, mais je me sens bien.


[
Master Mind / Wenders Images]

 

 

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Mariane Laporte est une artiste multidisciplinaire spécialisée dans les domaines du cinéma, de la musique et des nouveaux médias. Cinéphile dans l'âme, elle a travaillé aux archives de la Cinémathèque québécoise entre 2012 et 2015. Elle cumule plus de dix années d'expérience au département caméra sur des productions québécoises et américaines. Bachelière en communication et études filmiques à l’Université Concordia, elle termine actuellement une maîtrise à la concentration de recherche-création en média expérimental à l’Université du Québec à Montréal. Elle est auxiliaire d'enseignement à l'École des médias de l’UQAM et membre des groupes de recherche Hexagram (un réseau international de recherche-création en arts médiatiques, design et technologies) et mXLab (un réseau de recherche sur l’intelligence artificielle).

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Critique publiée le 24 avril 2024.