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Quand les vagues se retirent (2022)
Lav Diaz

Entre le gris et le noir

Par Olivier Thibodeau

Avec Quand les vagues se retirent, Lav Diaz livre l’un de ses films les plus pessimistes, tant dans son récit que dans sa matière. La texture granuleuse du support 16 mm donne un aspect fantomatique et crépusculaire aux Philippines de Rodrigo Duterte, que le duel central de ripoux dégénérés, sur fond de guerre à la drogue, assombrit encore davantage. Le résultat est une œuvre aussi envoutante que cruelle, où les explosions soudaines de violence ne sont que l’expression extérieure d’un mal larvé qui ronge tout l’univers diégétique et, par analogie, tout le corps social philippin, permettant non seulement au cinéaste d’interroger la légitimité de l’exercice du pouvoir étatique, mais les tenants de la foi chrétienne, entendus comme deux formes de dogmatismes délétères.

Le film débute à l’école de police, question de mieux dévoiler les racines du récit autoportant de l’oppression gouvernementale. Le lieutenant Hermes Papauran (brillamment nuancé John Lloyd Cruz) raconte une histoire aux cadet·te·s, et on se laisse prendre par le flot hypnotique de ses paroles — il y a quelque chose de fascinant dans ce genre d’emboîtement de la narration. Papauran nous parle d’un cas déconcertant sur lequel il s’est penché, et qui impliquait deux jeunes gens « prometteurs », portés disparus après avoir gagné le gros lot aux courses hippiques. C’est l’occasion pour l’inspecteur de promouvoir ses propres talents, mais, plus subtilement, de révéler le processus de hiérarchisation des individus dans laquelle s’inscrit la guerre à la drogue menée par l’État dutertien — l’idée de « devoir d’enquête » sur la mort d’individus jugés valables nous rappelle très bien pour qui travaillent vraiment les « forces de l’ordre ». Cette mise en abîme narrative nous happe ainsi d’emblée dans le maelstrom du mensonge étatique, incarné par le travail de légitimation de l’ostracisme policier qu’effectue le protagoniste, et que Diaz remet aussitôt en question pour mieux déconstruire le genre policier, posant la pierre d’assise de ce qu’on pourrait décrire comme un anti-polar.

La désillusion arrive très vite, au détour d’une séquence excitante où le détective Papauran traque une femme dans un labyrinthe urbain ; la séquence coupe et l’on retrouve celui-ci à la maison, en train de torturer son épouse adultère à la pointe du pistolet. On le verra subséquemment rosser l’un de ses collègues pour avoir osé le qualifier de « batteur de femme ». L’archétype du policier exemplaire, héros du polar traditionnel qui se profilait devant nous tombe en disgrâce, ses habiletés de fin limier laissant entrevoir un être dégénéré, gangréné par la violence dont il est l’instrument. Dans une allégorie peu subtile de la déliquescence sociale, on le verra même développer un psoriasis rampant après avoir été exposé aux images d’exactions subies par les victimes de la guerre à la drogue. À l’écran se multiplient alors les scènes où l’on découvre des cadavres enrubannés dans la rue, flanqués d’alarmantes mises en garde, et dont la présence contribue à accentuer le caractère fantomatique de l’univers clair-obscur développé par le réalisateur. Et si le recours fictionnel à l’idée de gangrène revêt une fonction hyperbolique, elle s’inscrit dans une étrange cohabitation avec le réel, incarné par l’apparition soudaine dans le récit du photographe Raffy Lerma (Don Melvin Boongaling). Auteur d’un célèbre cliché surnommé « La Pietà », où l’on voit une jeune femme enserrant son mari assassiné sur le pavé, Lerma constitue ici une voie communicante entre la réalité sociopolitique dont le film s’inspire et sa représentation à l’écran. Dans une scène clé, il s’entretient longuement avec Papauran à propos de la « transe » dans laquelle se retrouvent les policiers avant de passer à l’action ; son interlocuteur parle plutôt de « possession ». L’échange s’inscrit dans le mouvement de ressac titulaire, à la fois calme et horrible, où la fiction de la légitimité policière cède constamment sa place à la réalité monstrueuse des purges dont elle sert d’excuse.


[Sina Olivia Philipinas / Epicmedia Productions / et al.]

La mise à mal de la figure du détective se poursuit avec l’apparition de l’ex-brigadier Primo Macabantay (indélébile Ronnie Lazaro) comme antagoniste principal et ennemi juré de Papauran, responsable de son séjour en prison après une enquête pour corruption. Macabantay est une force terrifiante qui accapare systématiquement l’écran, un revanchard psychotique reconverti de façon grandiloquente au christianisme ; tapi sur une île, il attend son duel prédestiné avec le héros. Et si toute l’atmosphère du film est fascinante, ce personnage l’est particulièrement, à la manière tordue du Anton Chigurh de Javier Bardem dans No Country For Old Men (Ethan et Joel Coen, 2007), mais avec les pieds dansants du Mr. Blonde de Michael Madsen dans Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992). Il exsude une aura de menace subtile mais constante qui explose tour à tour dans des accès de violence et de piété inattendus. On le voit donc s’improviser sporadiquement en Jean le Baptiste, incitant les bateliers, les prostituées et les sœurs de ses ennemis à s’agenouiller, prier et recevoir de sa main le sacrement rédempteur. C’est l’apôtre d’autres dogmes, ceux de la conversion forcée et de la loi du talion, qui revêtent une troublante connotation dans le contexte de guerre à la drogue. Macabantay, c’est aussi l’envers du « bien » qu’est censé représenter Papauran dans l’économie manichéenne traditionnelle du cinéma policier, qui, faute d’un horizon optimiste, se décline ici dans diverses teintes de gris.

Le jeu de Ronnie Lazaro, dont l’alter-ego danse langoureusement dans sa chambre d’hôtel et démontre avec plaisir l’utilisation qu’il compte faire d’un couteau sur mesure commandé chez un forgeron local, constitue en outre un exemple probant de la façon dont les personnages occupent l’espace scénique élaboré par Diaz. Le choix de longs plans fixes met particulièrement en valeur le travail des comédien·ne·s, dont le naturel participe à une forme exquise de réalisme allégorique. À la façon de Genus Pan (2020), les déambulations et les discussions des gens à l’écran revêtent simultanément ici un accent vécu et un potentiel symbolique, permettant à l’œuvre de se déployer comme une sorte de petit théâtre sociologique. À ce titre, il importe de souligner la qualité exceptionnelle des dialogues, dont la teneur allusive ne compromet jamais la vraisemblance et dont le côté anodin permet l’expression décomplexée d’un mal profond qui remonte constamment à la surface de la société philippine. Cette forme de « réalisme symbolique » s’inscrit d’ailleurs dans une friction constante entre le réel et la fiction, symptomatique d’une œuvre intrinsèquement dialectique, écartelée entre le noir et le blanc, l’intérieur et l’extérieur, l’omniprésence et l’absence de Dieu, les mythes policiers et la réalité de leur exercice. Quand les vagues se retirent est le portrait d’une nation fantôme, où la mort rôde, indissociable des institutions censées protéger la vie, et où les pauvres sont à la merci des vagues (politiques) qui, à l’instar de la maison sur la plage, auront tôt fait de l’engloutir.

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Critique publiée le 19 avril 2024.