L'HALLUCINATION CINÉMATOGRAPHIQUE
Lundi 7 Septembre 2009

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Le dispositif cinématographique: de l'illusion à l'hallucination

D'emblée, le cinéma possède les caractéristiques de l'hallucination - de par ses racines maintes fois évoquées dans le monde de l'illusion. La technique cinématographique repose sur une erreur de perception, phénomène que de nombreux philosophes se sont chargés d'explorer au cours du siècle suivant l'invention du cinématographe. Que le cinéma, au-delà du simple trompe-l'oeil, soit devenu un langage commun, un phénomène culturel et même un vulgaire produit de consommation ne nie en rien cette vérité fondamentale qu'il s'agit à la base d'un état de conscience altéré - différant de la normale sur plusieurs points décisifs.

Pour Edgar Morin, la richesse du cinéma repose justement sur cette dualité qui le définit entre sa dimension magique et l'illusion de réalisme sur lequel il se fonde. «L'univers objectif, s'il se surimpressionne à l'univers onirique jusqu'à l'effacer presque, en subit non seulement la radioactivité, mais ne l'annule pas totalement. » (Le cinéma ou l'homme imaginaire, p. 156) L'hallucination cinématographique, en ce sens, offre un renversement de l'équilibre habituel entre ces deux données; la magie contamine alors l'objectivité photographique, à la fois pour en révéler les limites et en décupler le potentiel expressif.

Avec le cinéma, le spectateur arrive à faire abstraction de sa situation physique réelle pour s'abandonner à l'illusion qui se déploie devant lui. On pourrait dans cette optique concevoir le cinéma comme étant une forme de rêve éveillé, de réalité alternative où les sens sont amplifiés bien au-delà de leurs capacités normales par le dispositif. Le gros plan demeure l'exemple canonique de cette possibilité du médium cinématographique, vision plus grande que nature dont l'ampleur est décuplée par la taille même de l'écran de cinéma. Mais, au-delà de cette perception surnaturelle que permet le septième art, l'expérience du film elle-même tient en quelque sorte du mirage. C'est le caractère illusoire de l'expérience que critique The Holy Mountain d'Alejandro Jodorowsky après en avoir, fort paradoxalement, exploité tous les artifices.

On a souvent fait état de la mise en abîme que constitue le motif bien connu du « film dans le film ». Mais la mise en scène de l'hallucination en propose une version primitive des plus fascinantes, libérée du poids souvent étouffant des références culturelles, qui révèle une dimension très souvent refoulée de la bête humaine. Film aux débouchées narratives vaguement maladroites, Altered States de Ken Russell n'en demeure pas moins une illustration claire de ce potentiel généralement inexploré: le cinéma y devient une drogue hallucinogène, une vision sans limites permettant de vivre une expérience métaphysique et de reprendre contact avec l'essence humaine. Et si en guise de conclusion le film affirme la nature dangereuse de cette conscience infinie, il en a auparavant prouvé le potentiel remarquable.


ALTERED STATES de Ken Russell

L'hallucination cinématographique, expérience d'une intériorité altérée

Car, en effet, l'hallucination cinématographique offre une réponse possible au problème fondamental de la mise en image de l'intériorité. Le cinéma, reposant sur la captation de surfaces, n'a pas d'emblée la capacité que possède la littérature de disséquer les tourments de l'âme humaine. Il ne possède pas par exemple d'équivalent naturel au monologue intérieur, si ce n'est peut-être la narration en voix off souvent critiquée parce qu'il ne s'agit pas d'un moyen d'expression proprement cinématographique. Visuelle et sonore, l'hallucination mise en scène repose sur les substances de base du cinéma.

Un certain cinéma d'horreur a recours à cette arme formelle, généralement afin d'illustrer les tourments de ses protagonistes. Le classique culte Carnival of Souls transcende ses modestes moyens grâce à ce stratagème, confirmant une fois de plus que « l'horreur psychologique » ne naît pas avec le déploiement lourdaud de dialogues à saveur de psychanalyse bon marché. L'exploration du subconscient, au cinéma, passe par l'illustration des rêves et des cauchemars - terreau fertile d'images riches et évocatrices, dont la pertinence dépasse celle du simple portrait psychologique.

À cet égard, l'hallucination cinématographique contourne « le piège culturel » pour tendre vers une forme plus universelle de communication. Il s'agit d'une modalité discursive subversive, comme en témoigne le classique psychédélique Valerie a týden divu de Jaromil Jires où l'opposition entre la vision normale et la vision altérée reflète le contraste entre le discours officiel et celui d'une certaine contre-culture, entre le monde des apparences et la vérité. L'hallucination, en ce sens, permet d'accéder à une certaine réalité voilée et par conséquent de dépasser le simple réalisme pour entrer dans le domaine autrement plus complexe de la vérité. Avec elle, le cinéma devient une illusion chassant les chimères, une fantaisie lucide, un imaginaire se réclamant du réel. Le monde devient sous l'effet de cette vision nouvelle un espace plus terrifiant, certes, plus désordonné donc plus difficile à dominer.

Le cinéma lui-même, disait Morin, a pour effet de soutirer au réel apparent une partie de sa réalité: « quoique perçu objectivement, quoique reflet des formes et mouvements réels, le film est reconnu irréel par le spectateur, c'est-à-dire imaginaire.» (Le cinéma ou l'homme imaginaire, p.157) L'hallucination cinématographique pousse plus loin cette logique de contamination du réel. Avec elle, c'est le rêve qui est filmé et le réel sert alors littéralement à la fabrication de l'illusion. Et le cinéma, plus que jamais, permet alors au spectateur de prendre conscience du caractère relatif de la perception.


FILMS CONCERNÉS

Première partie: THE HOLY MOUNTAIN d'Alejandro Jodorowsky
Seconde partie: ALTERED STATES de Ken Russell
Troisième partie: CARNIVAL OF SOULS de Herk Harvey
Quatrième partie: VALERIE AND HER WEEK OF WONDERS de Jaromil Jires