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ALTERED STATES (1980)
Ken Russell

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Deuxième partie du dossier L'Hallucination cinématographique

La réputation d'Altered States sera éternellement celle, sulfureuse et légèrement condescendante, du « film de drogués » un peu trop ésotérique pour son propre bien. Il s'agit certainement de l'une des productions populaires ayant le plus ouvertement traité, sur un ton relativement sérieux, des recherches scientifiques d'inspiration psychédélique menées par une génération d'illuminés (dont les apôtres les plus célèbres demeurent John C. Lilly, Timothy Leary et Albert Hoffman) ayant cru avec une ferveur parfois naïve aux possibilités positives de la consommation de substances hallucinogènes. Si l'emploi de drogues a été relégué par une société fondamentalement matérialiste au rang d'activité récréative, le film de Ken Russell en explore quant à lui la dimension spirituelle sans la moindre trace de dérision; des idées certes datées, gâchées par des décennies de charlatanisme mystique aux motivations discutables, qui conservent néanmoins leur aura fascinante et leur lot de mystère. Le vertigineux Altered States embrasse l'interdit en termes absolus, traitant de l'inconnu et de l'infini en admettant leur nature insaisissable pour mieux la mettre à l'épreuve. La connaissance de l'univers y devient l'objet d'un discours ambitieux, parfois à peine contrôlé, où s'opposent science et religion; et l'expérience cinématographique elle-même y devient au cours de quelques séquences formidablement inspirées une expérience psychédélique, une vision saturée exposant en des termes visuels novateurs les élans délirants du subconscient humain.

Le synopsis, inspiré d'un roman de Paddy Chayefsky, place fermement le film dans le créneau à l'époque fort populaire de la science-fiction: le docteur Eddie Jessup (William Hurt) entame avec l'aide de quelques collègues une série d'expériences prenant place dans un caisson d'isolation sensorielle, dans l'espoir d'établir le contact avec «l'essence primordiale» sommeillant selon lui dans la mémoire des molécules composant le corps humain. Suite à un voyage au Mexique, où il consomme lors d'un rituel ancestral une substance aux fortes propriétés psychotropes, Jessup décide de combiner les deux techniques afin d'en amplifier les effets de manière drastique; mais l'expérience est plus concluante que prévue et la régression d'abord mentale affecte finalement l'état physique du sujet jusqu'à mettre en danger son intégrité corporelle. De ce fait «l'espace» que sonde Altered States est intérieur, contrastant ainsi de manière nette avec une série de films du genre dont le regard était rivé vers l'infiniment loin; son plus proche parent est peut-être Alien, dont le théâtre intersidéral sert de prétexte à une plongée dans les entrailles de l'appareil reproducteur féminin. Mais, loin des préoccupations d'ordre biologique du classique de Ridley Scott, l'étrange film de Russell est inévitablement attiré par le domaine de la métaphysique dont l'influence teinte même ses plus extravagantes prouesses techniques.

À cet égard, les fameuses séquences d'hallucination constituent le noyau d'Altered States; combinant le strictement visuel et le culturel, le physique et le symbolique, elles offrent un contrepoint éloquent aux dialogues enflammés que signe Chayefsky - auteur du tout aussi brillant Network. Déjà, dans le cadre de commandes telles que le thriller d'espionnage à saveur satirique Billion Dollar Brain de 1967, Ken Russell affichait une prédilection alors embryonnaire pour un certain surréalisme, transformant grâce à un montage effréné les événements réalistes en allégories purement audiovisuelles. Mais, avec les démentes hallucinations mises en scène d'Altered States, il est en mesure de laisser libre cours à ses instincts expérimentaux. Les images se bousculent alors avec une ferveur fiévreuse à l'écran, comme une série de tableaux en mouvement se mêlant les uns aux autres pour créer un flot continu des plus énergiques. Russell en profite pour pervertir l'imagerie religieuse, qui le fascine manifestement, et lui faire croiser le fer avec le profane. Si la fonction de l'hallucination cinématographique demeure de plonger directement dans le subconscient du principal protagoniste, celui-ci prend ici place dans le montage en tant que spectateur de ses propres hallucinations. En ce sens, Altered States propose un rapprochement entre l'état de conscience altérée de son héros et l'expérience cinématographique.

De par sa position dans le caisson d'isolation sensorielle et le rôle de spectateur qui lui est attribué lorsqu'il hallucine, Jessup assiste en rêveur éveillé au déploiement de son subconscient comme s'il se trouvait face à l'écran de cinéma projetant les images qu'il perçoit. La richesse, volontaire ou non, de cette mise en scène tient à ce parallèle qu'elle propose entre l'épanouissement sensoriel de l'expérience psychédélique et les possibilités du cinéma tel que le film l'envisage et le met en pratique. Les effets spéciaux d'Altered States ont cette particularité d'illustrer des projections mentales, ce qui les éloigne de la fonction de simulacre à laquelle ils sont généralement réduits par le cinéma commercial. Pour cette raison, le film de Ken Russell s'inscrit dans la rare lignée des productions hollywoodiennes employant leurs vastes moyens à des fins originales - et s'il s'agit d'abord d'un film de genre Altered States est aussi, indéniablement, animé par une vision d'auteur. La direction que donne Russell à l'ensemble est chaotique, à la limite anarchique: les dialogues sont hurlés les uns par-dessus les autres, alimentant un climat d'hystérie générale ancré dans les regards positivement dérangés que lance William Hurt d'une scène à l'autre.

Certes, Altered States n'est pas exempt de fautes - la plus notable étant la nature hâtive et quelque peu convenue d'une conclusion se repliant sur la toute-puissance de l'amour en guise de résolution à tous les enjeux d'un scénario dont les ambitions semblaient de prime abord plus audacieuses. Néanmoins, cette finale facile ne gâche en rien l'intensité du film en général qui repose autant sur la démesure de sa prémisse que sur le dynamisme pur de l'expérience audiovisuelle qu'il procure. Si la morale de l'histoire veut que la vérité absolue soit trop éblouissante et terrifiante pour l'entendement humain, il n'en demeure pas moins qu'Altered States envisage le cinéma en tant qu'outil pour approcher dans un langage assez universel le concept. Et, s'il n'atteint évidemment pas les sommets d'un 2001: A Space Odyssey dans sa quête mythique d'un sens à l'existence, le film de Russell a tout de même le mérite de pousser le cinéma de science-fiction et la forme cinématographique elle-même dans cette direction - un accomplissement tout de même impressionnant compte tenu des racines du projet dans la science-fiction grand public et de ses badinages du côté de l'horreur bon marché.




Version française : États altérés
Scénario : Paddy Chayefsky
Distribution : William Hurt, Blair Brown, Bob Balaban, Charles Haid
Durée : 102 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 7 Septembre 2009