SHOHEI IMAMURA ET LA NOUVELLE VAGUE JAPONAISE

Par Chamsi Dib

Shohei Imamura est attiré par tout ce qui est excentrique, comme le monde des prostitués, le voyeurisme, l’inceste, la sexualité, les femmes et leur destin, mais aussi les traditions villageoises ainsi que le monde animal et sa comparaison avec l’être humain. Imamura est né à Tokyo en 1926. Il possède une formation en littérature et en théâtre. Il débute sa carrière en cinéma en tant qu’assistant réalisateur avec Yasujiro Ozu. Ce fut la manière d’apprendre un métier au Japon, d’un maître à un disciple. S’inscrivant dans la nouvelle vague japonaise, rejetant un passé récent en créant un nouveau style, Imamura questionne la nature même de l’être humain. L’aspect anthropologique est imminent dans son œuvre.

La guerre du Pacifique qui se termine en 1945 met fin aux morts, après deux bombes atomiques et la répression d’un peuple. Il faut donc repartir à zéro, sur un nouveau plan. Cependant de 1945 à 1952 l’occupation américaine est très influente dans la région et indique des codes pour le cinéma afin d’éviter la propagande. Plusieurs valeurs s’écroulent, comme le nationalisme en regard de la renonciation divine de l’empereur. Ces nouveaux codes permettent la démocratisation de la société japonaise et une liberté d’expression. Ils interdisent le militarisme et demandent de présenter une image plus libérale de cette nouvelle société. De plus, les syndicats s’installent dans l’industrie cinématographique, permettant ainsi de meilleures conditions de travail. C’est donc une période de transition. Lorsque les Américains quittent le Japon en 1952, le cinéma devient plus riche. C’est le deuxième âge d’or des studios nippons. Les productions et les distributions sont fulgurantes dans le pays, mais aussi à l’étranger. Les thématiques les plus fréquentes sont la famille, la critique de l’occupation, l’humanisme et la modernité. Vers les années 1960, les studios majeurs ressentent une baisse du public en salle, en raison de l’arrivée de la télévision dans les foyers. De plus, les différents sujets des films n’intéressent pas la nouvelle génération. Cette jeunesse, les enfants de l’après-guerre, est plus américanisée et se sent privée du passé. Non pas du passé récent, mais du passé ancien. C’est l’époque de l’ébullition sociale qui engendre des mouvements politiques comme le Zengakuren, association universitaire reliée au parti communiste. Cette révolte est reprise par les artistes ; une prise de conscience est de mise. Imamura se révoltera contre la tradition de formation japonaise en cinéma. Donc, contre Ozu ou plutôt sa résignation bouddhiste qui est présente dans ses films. Imamura a besoin d’une liberté pour créer. La nouvelle vague veut tout casser.

Les pornographes ou Jinruigaku nyumon, 1966, réalisé dans cette effervescence, déstabilise déjà par son histoire subversive. Se déroulant dans un quartier populaire d'Osaka, un homme, Ogata, tourne et fournit à ses clients des petits films 8 mm pornographiques. Il tente de faire vivre sa nouvelle famille, même si son métier est immoral. Haru, sa femme, a perdu son mari et croit que la carpe est la réincarnation de ce dernier. Ogata est farouchement attiré par sa fille, Keiko, et joue le voyeur. Le voyeurisme est un thème central dans le film. Dès le début, on voit trois personnes qui regardent ce qu’ils ont tourné. Ils sont confinés dans le noir, ils regardent le film, mais on les voit également. L’écran 8 mm s’élargit pour laisser place au “vrai” film. Nous devenons les voyeurs. Plus loin, Ogata observe sa fille par la porte entrouverte. Cependant, la composition de l’image fait en sorte que l’on ressent encore plus cette thématique. L’angle de caméra est carrément sur le côté et au centre du cadre, il y a l’ouverture de la porte avec Keiko qui change de vêtements. De plus, tout au long du film, la caméra filme de l’extérieur : soit à travers les fenêtres ou d’autres portes ou lieux qui son situés près de la scène. Ceci fait en sorte que le voyeurisme est présent thématiquement, mais fortement appuyé formellement. Le recadrage que pratique Imamura permet aussi une certaine distance du spectateur. Il se sent moins impliqué dramatiquement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas beaucoup de gros plans, mais seulement un point de vue de caméra peu utilisé dans le cinéma dit classique, qui rend l’image très stylistique à cause des plans dans les plans.

La narration est comme un film dans un film. Au début et à la fin, on nous montre, par l’écran 8 mm qui s’agrandit ou se rétrécit, que nous étions dans un film. Peut-être devons-nous nous détacher de l’identification classique ou tout simplement considérer que nous avons vu un film pornographique d’Ogata. Mais ceci appuie le sens immoral que donne la société japonaise face à ce genre de film. Même dans les dialogues, la répression est ressentie. Ogata ne fait rien de mal, il gagne sa vie et tente de faire vivre sa famille correctement. « Shohei Imamura exposes the underlying hypocrisy of government-imposed sanitized rules of conduct that suppress innate human instinct. (1) »

Pour Imamura, l’homme fait partie intégrante de la nature. Le gouvernement des années 1960 interdisait ce genre de films, qui devint plus tard le Pink aega ou roman pornographique. Imamura est avant-gardiste et critique la société japonaise.

Cette dernière se questionne également sur la nature humaine et les relations père-fille. Est-ce que le but de l’homme est de se libérer de sa nature humaine pour redevenir un animal et pouvoir profiter des plaisirs du sexe? Dans le film, on nous dit que le sexe est la chose la plus certaine et que sans sexe il n’y pas de but à la vie. Cette redéfinition, par le sexe, de l’identité est propre à Imamura, mais aussi à la nouvelle vague. C’est se redéfinir une identité par la sexualité. L’identité est toujours en mouvement. Elle se construit et reconstruit à chaque œuvre.

« Si l’identité est si difficile à cerner et à définir, c’est précisément en raison de son caractère multidimensionnel et dynamique. […] Dans cette perspective, l’identité apparaît comme un moyen pour atteindre au but. L’identité n’est donc pas absolue, mais relative. (2) » Elle est relative à un groupe : à des rapports de force entre eux. On s’identifie par la négation ou la différenciation d’un aspect et par son affirmation. Imamura se différencie par la rupture avec le style d’Ozu. Il n’a pas la nostalgie et la résignation face à la vie. Il fait plutôt vivre à ses personnages, surtout les femmes, des moments intenses où celles-ci sont confrontées à leur destin. Comme Haru, elle est veuve et tente d’aider son nouveau mari et de bien éduquer ses enfants. Par contre, à la fin du film, elle est très malade et devient rapidement schizophrène et c’est la mort qui l’attend. Mais elle aura vécu intensément, sans résignation. Un retour aux sources est aussi notable. On parlait d’une connexion au passé ancien et le Shintoïsme, vieille doctrine japonaise, est perceptible dans Les pornographes. « L'animisme est une croyance ou religion selon laquelle la nature est régie par des âmes ou esprits, analogues à la volonté humaine: les pierres, le vent, les animaux. (3) » La carpe est perçue, par Haru, comme la réincarnation de son défunt mari parce que le poisson est né le jour de la mort du mari et que chaque fois qu’il se passe des scènes d’amour, la carpe bondit, comme si le mari réagissait au nouvel amour de Haru. Il est intéressant de noter que lors des ébats amoureux, la caméra filme du point de vue de la carpe. Ces affirmations et différentiations rendent compte de l’identité d’un film, d’un réalisateur à une époque donnée, car on a vu que l’identité est en mouvement et se redéfinit toujours.

En 1970, le monde des productions cinématographiques est difficile et les studios se tournent vers le documentaire et les indépendants vont aller travailler pour la télévision. De plus, les femmes dans le monde du travail ont longtemps été absentes. Le gouvernement ne les intègre pas, même si la Seconde Guerre mondiale a permis une certaine démocratisation de plusieurs sociétés. Le rôle de la femme demeure celui de s’occuper des enfants, du foyer et elles y sont encouragées par la société. En 1973, une crise du pétrole au Japon vient bouleverser l’économie nippone et s’en suit un changement social : « Le développement du secteur tertiaire au détriment de l'industrie dont les emplois étaient majoritairement masculins, la nécessité d'assurer un complément de revenus dans le foyer et la multiplication des emplois à temps partiel sont autant d'éléments qui donnent enfin la possibilité aux femmes de prendre pied dans le monde du travail. (4) »

Et c’est dans les années 1980 que les femmes s’émancipent dans le milieu du travail. Imamura décide cependant de faire un retour aux sources et de faire un film sur une communauté villageoise, guidée par une vieille dame, vivant dans les montagnes au nord du Japon.

Tous les films d’Imamura sont différents et particuliers, mais sa constance réside dans l’utilisation de la thématique des marginaux, traitée par rapport à un groupe ou un collectif. En 1983, le réalisateur fait le film La ballade de Narayama ou Narayama Bushiko. Il situe son film en le situant dans l’histoire, environ 700 ans plus tôt. Orin, une vieille femme des montagnes du Shinshu, vient d’avoir 70 ans. Comme la tradition le veut, Orin doit aller au sommet de Narayama pour que la mort l’enlève doucement. La thématique de la femme confrontée à son destin prend ici tout son sens. Des femmes peu éduquées et proches de la nature qui sont souvent victorieuses. Le fait qu’Orin doit aller mourir sur la montagne peut être perçu comme un signe de sagesse et c’est ce qu’elle nous prouve. Un autre élément mal vu par cette société est d’avoir encore des dents à cet âge. Cela prouve une certaine richesse et donc crée de la jalousie. Orin ira volontairement se briser les dents sur une souche et ira ensuite montrer au village qu’elle n’a plus de dent. Un autre thème est celui de la survie. Deux exemples sont significatifs. D’abord, il n’y a pas beaucoup d’aliments pour se nourrir et tout est surveillé. Kesakichi, un des fils d’Orin, a pour épouse une femme d’un village voisin, Matsu. La famille de Matsu, vers le milieu du film, vole de la nourriture. La communauté surprend cette famille et les chasse dans la forêt pour les enterrer vivants. « Shohei Imamura illustrates the human capacity for ingnate dignity and perseverance despite the cruelty of life and the certainty of death. (5) »

L’aspect anthropologique est aussi présent dans ce film et Imamura l’exploite dans ses plus cruelles formes, car la nature est ainsi. Ensuite, l’autre exemple de ce thème de la survie est la sexualité. Dans la nature, la reproduction sert à la survie. Dans le film, il y a souvent des ébats amoureux de type primitif définis par le lieu et le montage. Les ébats ont lieu dans la nature elle-même, sur la terre, près de l’eau ou dans la forêt entre les broussailles. Après chaque union sexuelle, Imamura nous montre des plans d’animaux se reproduisant. Comme des serpents, des papillons, des crapauds, des mantes religieuses, etc. Ces symboles comparent l’être humain à la nature. Il fait partie de celle-ci et y est indissociable. Et cette nature universelle, c’est la reproduction. De plus, les gros plans sont seulement accordés aux animaux. Peu de gros plans cadrent les personnages, ce qui amplifie davantage formellement la thématique anthropologique. Cela mène à dire que les plans sont souvent généraux même si les actions sont intenses et dramatiques. Comme pour Les pornographes, il y a une distanciation du spectateur par rapport à la dramatique. Mais, le choc des gros plans des animaux vient frapper l’œil humain et on comprend encore plus la comparaison qu’Imamura a voulu communiquer. La conclusion du film est plutôt zen, comparativement aux multiples actions dans le début du film. La grand-mère ne se résigne pas simplement à aller à la montagne, elle le désire pour ne pas se déplaire et respecter la tradition. Lorsque son fils l’emmène sur son dos à Narayama, il y a peu de dialogues et de musique. On peut entendre la montagne et en quelque sorte être le témoin muet de la sagesse d’Orin.

Des stratégies identitaires sont présentes dans le film. Par exemple, le retour au Furusato. C’est un retour au village natal afin de retrouver ses origines. Ceci sert à s’identifier et à savoir d’où l’on vient. Le choix du temps et du lieu qu’Imamura a sélectionnés reflète ce retour aux sources, qui est amplifié par la sexualité considérée comme la base de la vie. Le Shintoïsme aussi est présent. Le grand-père est réincarné dans un arbre. Il se manifeste à coup de vent et l’arbre se secoue par lui-même, lorsque son petit fils se rappelle sa mort. Celui-ci l’a tué, car il ne voulait pas aller à Narayama. Notons que lorsque l’arbre se secoue, c’est par animation. Imamura a su innover dans un film qui se déroule dans le passé. Cela rajoute une touche de modernité propre à Imamura. Cette micro société qui vit dans les montagnes a ses propres règles. « L’identité est toujours la résultante de l’identification qu’on se voit imposer par les autres et de celle qu’on affirme soi-même. (6) »

L’identité imposée par les autres dans le film est la perte volontaire des dents d’Orin, de la nourriture « calculée », car s’il y a une bouche de plus, tous mangeront moins, l’abandon d’enfants et la ballade de Narayama elle-même. Certes, c’est le principe du collectif, mais ces codes ont été une stratégie identitaire de ce groupe des montagnes. Il y a des obligations pour ne pas être mal vu et faire partie de ce groupe. Imamura montre l’homme comme il est, pas au sens réaliste, mais qui transcende dans ce monde qu’est la nature.

Shohei Imamura va toujours se questionner sur la nature humaine en montrant les sous cultures et les gens marginaux. Même si certains de ses films sont percutants avec des sujets inusités et subversifs, on garde un souvenir de la nature humaine (surtout féminine) comme quelque chose de fidèle et de précieux, comme un questionnement qui a servi et qui continuera toujours!

MÉDIAGRAPHIE

1 http://www.filmref.com/directors/dirpages/...l#pornographers
2 CUCHE, Denys, La notion de culture dans les sciences sociales, Éditions La découverte, 1996, page 93
3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Religion_animiste
4 http://www.japonline.com/jfra/hist/hist.asp?ID=125
5 http://www.filmref.com/directors/dirpages/...a.html#narayama
6 CUCHE, Denys, La notion de culture dans les sciences sociales, Éditions La découverte, 1996, page 94