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SHANE (1953)
George Stevens

Par Louis Filiatrault

Au point de rencontre de tous les héros solitaires qu’a connus le cinéma se trouve Shane. Non pas le film, mais ce personnage discret, ténébreux, vaguement mélancolique, en quête d’on ne sait trop quoi. D’apparence souvent fort jolie, avantagés en ce qui a trait à leur habileté physique, ces personnages ont souvent aussi quelque chose d’artificiel qui les rend insaisissables. Car tenons-nous-le pour dit : ce genre d’individu aussi exceptionnel que mystérieux n’existe tout simplement pas. Pure création de l’imagination reprise à travers les millénaires, il s’agit d’une figure de réconfort face à l’adversité permettant de canaliser facilement leçons de courage et de vertu. Le héros de fiction est un instrument fondamental de la société, une sorte d’agent d’entretien ménager.

Du long-métrage Shane, adapté d'un roman de Jack Schaefer, pas une seconde ne se montre pas au courant de ces observations sommaires, si bien qu’il fait de son personnage central l’objet d’une fascination à peine retenue, un élément autour duquel sont organisés sans aucune forme de dissimulation les grands virages dramatiques. Le message est clair : sans Shane, sans cet intervenant externe ne devant rien à personne, une communauté de victimes serait condamnée à un échec pitoyable aux mains de malfaiteurs décidés. Mais si ces constatations pourraient s’avérer un prétexte à une intéressante analyse ou critique de l’héroïsme au cinéma ou dans la littérature, force est d’admettre que le réalisateur George Stevens ne choisit pas d’en faire sa priorité. Shane demeure, strictement, un spectacle agréable empêtré dans ses ambitions et son potentiel.

Tourné en dispendieux Technicolor, ce très sérieux et dramatique classique du western est souvent décrit comme prenant la forme d’une chanson de geste, ce récit traditionnel d’un caractère extraordinaire surgissant pour surmonter une épreuve surhumaine avant de poursuivre son chemin, sous les applaudissements et les acclamations. Il s’agit du premier pas vers le classicisme extrême de Shane, comprenant une progression parfaitement prévisible et des personnages très typés. C’est volontairement que Stevens, afin d’en étendre la portée auprès du public, choisit de transposer cette fable minimaliste, celle d’un aventurier employé pour régler un différend entre des fermiers respectables et des gardiens de bétail se croyant tous permis, à l’aide de ressources techniques et artistiques époustouflantes. Shane est en effet un exemple parfait de cette ambition typiquement hollywoodienne : celle de vouloir donner un cachet artificiellement grandiose à un récit simpliste porteur d’émotions rassembleuses mais parfois confuses ou insuffisamment nuancées. Encore une fois, le film ne parvient pas à tenir ses promesses.

Le premier obstacle à l’efficacité satisfaisante du film se trouve dans la caractérisation du héros lui-même. Interprété par Alan Ladd dans une performance devenue mythique, non pas nécessairement pour sa qualité mais pour son étrangeté et pour le triste sort que connut l’acteur à sa suite, Shane semble sortir davantage d’un défilé de mode que du fin fond de la brousse. Affublé de costumes ridicules, toujours coiffé à la perfection, Ladd se débrouille tant bien que mal pour apporter charisme et gravité à son personnage. Shane parle en suggestions, en mots voilés, semble déchiré entre le devoir que lui impose son mode de vie qui est devenu son métier et son désir de s’installer définitivement (un conflit intérieur que le scénario ne parvient pas à faire aboutir de manière satisfaisante, pas même avec subtilité ou dissimulation). Cet aura de mystère fascine au point de l’obsession le jeune Joey, joué par le petit « prodige » Brandon De Wilde dans ce qui s’avère sans doute l’une des prestations les plus insupportables de l’histoire de Hollywood. Tête en forme d’œuf, yeux vides et creux, voix irritante et une absence totale de spontanéité enfantine n’apportent aucune qualité à ce personnage-clé avec lequel l’auditoire est censé s’identifier afin de partager son admiration du héros. Le nom « Shane » est répété tel un leitmotiv omniprésent au cours de ce « long » film de deux heures, et devient ouvertement le centre de toute attention.

Afin de donner de l’ampleur à son projet, le réalisateur tente une stratégie intéressante : il filme chaque scène sous des angles très nombreux (non pas simultanément mais, scrupuleusement, prise après prise) afin de les multiplier autant que possible. Malheureusement, George Stevens n’a rien d’un visionnaire du cinéma, et il résulte de ce processus un montage chargé n’apportant absolument rien ni à la visuelle, ni à la dramatique. La gratuité devient particulièrement évidente lors d’une longue bagarre centrale : le film bombarde le spectateur de compositions tout aussi quelconques les unes que les autres, le saturant d’images mal léchées au gré d’un montage néanmoins rythmé. Dans les moindres scènes de dialogue, il semble difficile à Stevens de commander un plan d’ensemble le moindrement visuellement stimulant, et ce malgré le très grand nombre de ceux-ci. Tout de même, une belle photographie couleur ainsi que les magnifiques paysages montagneux du Wyoming apportent au film une certaine valeur de carte postale.

Face à ces défauts somme toute nombreux se trouve l’intérêt des tensions mêmes impliquant les fermiers et leurs ennemis. Shane devient, en filigrane, le théâtre d’une discussion mouvementée des vertus respectives des modes sédentaire et nomade, et bien que les colons établis ressortent gagnants en termes de nombres et d’arguments, il est admirable que le chef du parti adverse (Ben Johnson, efficace) soit alloué une chance de justifier ses motivations. Comme c’était le cas dans High Noon, le débat apporte une certaine amertume au conflit, mené davantage par des dialogues bien écrits, interprétés par une forte distribution de soutien (n’ayant toutefois rien à envier au naturel de celles de Hawks ou de Ford) dirigée par l'excellent et robuste Van Heflin, que par l’action. La présence chaleureuse de Jean Arthur constitue en soi un bon argument pour le sédentarisme, tandis que l’introduction quelque peu artificielle du grand méchant joué par la vedette Jack Palance nous rappelle que, Shane oblige, le récit doit se conclure dans la violence.

Ce qui ressort en effet le plus de Shane, c’est une incertitude prononcée face à son discours véritable. À l’instar de bien des westerns célèbres, que ce soit The Magnificent Seven ou The Searchers, le film nous présente un aventurier tortuté par son train de vie et néanmoins condamné à l’errance. En même temps, sa contribution s’avère essentielle au rétablissement d’un ordre précaire mais nécessaire à la civilisation. Il devient évident au cours du film que Shane devra quitter une fois son exploit accompli (« No guns in the valley »), et cette finale, où Joey tente de convaincre le héros de rester, s’avère même étrangement émouvante. Mais, tout comme The Searchers encore une fois, ce classique louangé par les institutions américaines refuse de faire le pas en avant qui lui permettrait d’accéder au statut d’œuvre progressiste et demeure campé dans un fatalisme héroïque étrange et quelque peu paradoxal. Ce qu’il nous reste, c’est un drame fort mais peu subtil, préférant néanmoins l’ambiguïté, de tous temps propice à une discussion qui ne peut être que bénéfique, aux conclusions définitives.




Version française : Shane
Scénario : A.B. Guthrie Jr., Jack Schaefer (roman)
Distribution : Alan Ladd, Jean Arthur, Van Heflin, Brandon De Wilde
Durée : 118 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 4 Juillet 2007