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LA QUESTION HUMAINE (2007)
Nicolas Klotz

Par Alexandre Fontaine Rousseau

« La Question humaine »; ce titre, à lui seul, pique la curiosité par l'espèce de gravité universelle qu'il évoque. Mais, dans La Question humaine, il est plutôt question de déshumanisation - de cette tendance qu'auraient les systèmes contemporains à réduire l'homme à l'état de rouage. Les analyses ont tendance à simplifier le propos du film de Nicolas Klotz et d'Élisabeth Perceval, à le réduire au parallèle qu'il dresse entre les mécanismes de l'entreprise privée et du totalitarisme. Mais, en réalité, le constat de La Question humaine s'étend sur l'ensemble du « présent », concept qu'il tente avec une grande rigueur de saisir et de définir dans une perspective historique; le film, à la limite de l'essai, exploite le contexte de la multinationale de manière conceptuelle comme une sorte de microcosme illustrant cette nouvelle condition humaine où la spécialisation désensibilise et détériore les liens rattachant l'homme au réel. Le projet est ambitieux, relevant presque de l'acte de théorie ou du traité philosophique, et c'est presque un miracle que Klotz et Perceval arrivent à tirer un authentique « film » de cette masses d'idées qui peuvent de prime abord paraître appartenir au registre des mots plus que des images.

À la limite, La Question humaine est un film linguistique - fondé sur le passage qui s'y opère d'un champ lexical technique, voire technicien, vers des mots qui connotent l'émotion. C'est par cette opération en apparence très cérébrale que Simon (Mathieu Amalric) pourra s'émanciper de la « machine libérale » exigeant de lui qu'il rejette sa propre humanité au profit d'une rationalisation excessive; l'univers que dépeint La Question humaine est surtout froid et calculé, état qu'épouse une mise en scène dont le mot d'ordre est l'épure ainsi qu'une photographie terne et délavée, aux tons de gris sinistres et suffocants. Klotz et Perceval signent ici une sorte de film d'horreur social où la mécanique classique du film d'horreur fantastique se voit inversée: le malaise ne naît plus de l'effritement progressif de la raison, mais bien au contraire de son emprise sur chaque aspect de la vie et de son organisation. Le protagoniste principal, être à la morale ambiguë, y est amené à prendre conscience de sa connivence à l'application de ce régime - en apprenant notamment à se situer historiquement. La Question humaine ne traite donc pas d'un événement historique particulier; il s'intéresse au concept même d'histoire, et à la mise en perspective du monde qu'il permet. Le passé, ici, éclaire le présent.

Mais, au-delà de cette prise de conscience historique, il est question de la conscience au strict sens éthique du terme; les personnages de La Question humaine portent en eux cette résistance, ce fragment d'humanité qui se révolte malgré les pressions du conformisme et l'indifférence valorisée. Les jeunes cadres anonymes l'exorcisent en se défonçant dans des raves, « culture de la violence » qui a déclassé le désir de beauté de la culture classique. Mais même Simon, professionnel chargé de dépister la faiblesse humaine chez ses pairs, y succombe finalement au contact de Mathias Jüst (Michael Lonsdale); cette humanité, le film l'oppose à toute une culture d'entreprise fondée sur la performance et l'efficacité. Au fil des révélations, ces mots prendront d'ailleurs un sens terrifiant - jusqu'à ce qu'ils soient associés dans l'esprit de Simon à l'horreur ultime de la solution finale. Mais La Question humaine refuse de proposer au spectateur une équation réductrice entre les crimes du nazisme et la quête de rendement du capitalisme contemporain. Le rapprochement est plus subtil, plus insidieux, plus inquiétant: les humains deviennent des « unités », mutation du vocabulaire qui témoigne de tout un processus de détachement. La vie devient statistique par l'évacuation systématique de toute forme de sentiment, par la perversion de la langue.

Cette réalité, la réalisation de Klotz l'illustre paradoxalement par l'évacuation d'un certain réalisme revendiqué par le cinéma social d'un Laurent Cantet, par exemple, dont l'excellent Ressources humaines est un cousin éloigné du présent film; les corps sont ici découpés jusqu'à ce qu'ils deviennent une matière abstraite, les visages scrutés de près par la caméra jusqu'à ce qu'une émotion s'arrache enfin aux masques portés. Il y a, à la limite, un souci très théorique dans la manière dont tout est filmé, dans la nature très contrôlée du dispositif filmique. Pourtant, ce traitement maîtrisé ne schématise jamais les émotions - qui jaillissent de manière imprévisible, comme des soubresauts déstabilisant l'ordre établi. Elles détonnent dans ces décors désincarnés, stérilisés, qui cachent une jungle où s'entre-dévorent les rapaces les plus endurcis, les plus ambitieux; le film jette un éclairage cru sur les jeux de pouvoirs et les manipulations qui viennent avec l'obsession de la compétition. De ce milieu, le jugement demeure cependant plutôt implicite; ce n'est qu'un théâtre, un environnement jugé propice pour mettre en scène des enjeux moraux, philosophiques même, plus sérieux.

Que propose au bout du compte La Question humaine comme solution au drame qu'il dévoile? La musique comme dernier repaire de la fragilité humaine et la poésie de certains mots comme bastion d'une vérité au-delà de la simple matérialité, mais aussi le cinéma lui-même comme moyen de réfléchir en profondeur le monde qui nous entoure. La plus grande qualité du film de Klotz et Perceval, en ce sens, est de ne jamais sous-estimer la capacité du médium à communiquer des idées complexes et à traiter de sujets qui peuvent en apparence sembler incompatible avec sa nature même. La Question humaine effleure ainsi les réflexions d'Hannah Arendt sur la déresponsabilisation de l'individu dans les systèmes totalitaires, ou encore celles de Derrida sur la langue; mais il le fait sans perdre de vue certaines stratégies propres au cinéma, telles que le suspense, et sans trop tomber dans le piège du didactisme. Pour cette raison, l'oeuvre n'est pas qu'un habile traité théorique sur un sujet au goût du jour; c'est un véritable moment de cinéma, et de surcroît l'un des plus pertinents que nous ait proposé la France au cours des dernières années.




Version française : -
Scénario : Elisabeth Perceval
Distribution : Mathieu Amalric, Michael Lonsdale, Edith Scob, Lou Castel
Durée : 143 minutes
Origine : France

Publiée le : 17 Juin 2008