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        MY BLUEBERRY NIGHTS (2007)Wong Kar Wai
 
 Par Mathieu Li-Goyette
 
 Ses détracteurs prétendent qu’il n’est qu’un 
          esthète et qu’il n’use le cinéma qu’à 
          des fins contemplatives et prétentieuses. Pourtant, Wong Kar 
          Wai tourne toujours. Ses fidèles murmurent l’éloge 
          qu’il fait chanter les images, qu’il les fait lascivement 
          s’entrelacer au point d'y créer un esprit complètement 
          homogène. Bien entendu, Wong Kar Wai se défend bien de 
          n’être que le grand-prêtre de la beauté celluloïde. 
          À vrai dire, si Wong Kar Wai tourne toujours, c’est parce 
          qu’il est le seul à savoir pourquoi et qu’il s’est 
          lancé dans une quête mystique qui nous échappe encore 
          et dont on tente vainement de saisir la surface lisse, reluisante, mais 
          sans attache qu’il nous propose sporadiquement le temps que le 
          coeur lui en dit… Et cette fois-ci, c’est notre côté 
          de continent qu’il a choisi pour venir enfouir son restaurant 
          chaleureux et ses bars transpirants en y dispersant le parcours de ses 
          films précédents entre trois acteurs et une chanteuse. 
          Bien loin des néons hong-kongais et des appartements caducs, 
          le maître cantonnais vient y chercher dans sa quête des 
          parcelles de vies éclectiques, des souvenirs qu’il n’a 
          jamais eu et attester qu’il s’y sent chez soi. Cinéaste 
          qui à jamais chassera les dédales du temps, il s’en 
          est dressé un plan incomparable au fil d’une carrière 
          qui patiente encore d’une 10e oeuvre à être qui sera 
          adaptée du même roman qui repoussa les limites d’un 
          cousin éloigné d’avant ce temps : Orson Welles et 
          sa Dame de Shanghai vieille de 60 ans. À l’aise 
          à tous les âges, Wong Kar Wai tourne comme jamais.
 
 Ceci dit, Wong Kar-Wai tourne encore et toujours pour sa propre personne. 
          On imagine son zèle à planifier d’innombrables heures 
          durant les cadrages du petit café de Jeremy (Jude Law) et des 
          stratégies à user lors des plans extérieurs. La 
          fumée de cigarette comme élément esthétique? 
          Le coucher de soleil aux couleurs de myrtilles? Pourquoi pas, dirait-il. 
          Chez lui, tout fait partie d’un monde à part déconnecté 
          des politiques, des frontières et des langues pour ne surligner 
          que la notion du temps; tous les êtres nivelés, tous n’ont 
          plus qu’un seul ennemi et c’est cette damnée horloge. 
          My Blueberry Nights est la chronique de ces nuits bleutées 
          passées sous l’aile protectrice de Jeremy et de ses tartes 
          aux bleuets, objets transitionnels qui seront, du Nevada aux bars de 
          Memphis, le rappel pour Elizabeth (la chanteuse Norah Jones dans son 
          premier rôle) qu’un homme l’attend malgré sa 
          fuite sans adieux. Larguée par un amant inconnu, la jeune femme 
          de New York voyage à travers cette dimension inconnue des États-Unis 
          à la recherche d’un ressourcement inespéré 
          qui se glissera entre les silhouettes d’un mari alcoolique et 
          rêveur (David Strathairn), de sa femme névrosée 
          et sensuelle (Rachel Weisz) puis finalement à l’égard 
          de cette Leslie joueuse de poker du désert (Natalie Portman). 
          Elles sont divisées en trois pointes bien distinctes qui ne s’entrecroisent 
          que dans la destinée d’Elizabeth, personnage qui fuit le 
          temps commémoratif d’un amour perdu afin d’en effacer 
          la mémoire pour revoir un New York maintenant couleur bleuet.
 
 Cette obsession, on l’aura pressentie dans un peu tous les films 
          de Wong Kar Wai, comme un objectif sans fin qu’est de maîtriser 
          l’abstraction de l’amour. Où chaque cadrage est métaphore, 
          où le bar filmé avec velours détonne des autoroutes 
          bronzées sous la lumière lila des pommettes de ses actrices, 
          le cinéaste répète qu’il est un grand romantique 
          des cités et des passions qu’elles engendrent chez son 
          Elizabeth. Du rêveur pathétique pour qui le temps n’est 
          qu’enfoui sous le houblon, elle retient la compassion. De la femme 
          fatale, elle retient la capacité d’effacer certains souvenirs 
          pour n’oublier que les plus douloureux. Et de la femme aventureuse, 
          elle retient l’obligation de faire confiance (ou non) aux autres. 
          Une fois ses blessures cicatrisées, Elizabeth rentre à 
          New York chez son confiseur de tartes à l’accent britannique 
          qui semble collectionner ces anecdotes qu’on nous amène 
          à croire banales pour mieux espérer y prendre part. Dans 
          cette volonté, Wong Kar Wai utilise des comédiens de tous 
          styles et nationalités pour forger cet esprit d’universalité 
          et de surréalisme candide qui lui valut malheureusement plus 
          d’une critique négative profitant de son manque de visibilité 
          - de rennomée en Amérique - ou peut-être plutôt 
          de compréhension.
 
 Bien que la première pierre soit facile à lancer aux quelques 
          déboires de Norah Jones qui n’en tire qu’une prestation 
          correcte, l’ensemble de la distribution assure une présence 
          louable bien qu’elle n’aurait dépassée en 
          aucun cas les réflexions transparentes de Tony Leung, acteur 
          de référence du cinéaste. Dans le cercle des amateurs 
          d’images les plus avertis, on pleure aussi la séparation 
          du « couple » Wong-Doyle qui furent responsables des teintes 
          de couleurs et autres trouvailles esthétiques jusqu’aux 
          Silences du Désir. Pour sa première collaboration 
          avec le maître, c’est donc Darius Khondji qui lui sert d’ambassadeur 
          en Amérique en se faisant éloquent sans oublier d’appliquer 
          un style propre à chaque tiers du film : furtif, violent et rythmé 
          au battement d’un choix de trame sonore toujours exceptionnel 
          (osant même y aller d’un morceau de la chanteuse) illustrant 
          avec nuances, à saveur de blues d’Orléans, le voyage 
          affectif d’Elizabeth.
 
 Profondément établi dans ses propres codes et les stéréotypes 
          américains déguisés en traits lumineux, ce dernier 
          opus est un retour dans le passé et dans la regrettable nostalgie 
          après son symbolisme lourd de 2046 (toujours en rapport 
          au temps) et qui, malgré des fautes de parcours au montage et 
          à la portée du récit qui n’effleure idéalement 
          pas le lyrisme de Chungking Express, font de My Blueberry 
          Nights un nouvel appel hypnotisant à l’endroit des 
          cinéphiles américains qui n’en connaissaient que 
          la vague rumeur. La rumeur que depuis Nos Années Sauvages 
          jusqu’aux collaborations avec Antonioni et Soderbergh, ce mystérieux 
          homme aux verres fumés s’installe un panthéon de 
          préoccupations propres de plus en plus étoffées. 
          Leur découvrant toujours de nouvelles artères d’informations 
          et d’expressions, la singularité de l’oeuvre n’est 
          peut-être plus à étaler comme cette tarte aux bleuets 
          irriguée de crème qu’on tente d’oublier, mais 
          bien à contempler à travers cette vitrine impénétrable 
          qu’on espèrera percer avant que celle-ci ne ferme boutique.
  
        Version française : Un Baiser romantique 
        Scénario : Wong Kar Wai, Lawrence Block 
        Distribution : Norah Jones, Jude Law, David Strathairn, Natalie 
        Portman 
        Durée : 90 minutes 
        Origine : Hong Kong, Chine, France 
        Publiée le : 17 Septembre 2008 |