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FROZEN RIVER (2008)
Courtney Hunt

Par Louis Filiatrault

S'il a pu s'éclater les bretelles quelque temps au courant des années 90, le festival de Sundance demeure aujourd'hui une institution remarquable d'humilité. En plus de quinze ans d'existence, le plus médiatisé des événements consacrés au cinéma indépendant n'a jamais travesti son engagement à célébrer des oeuvres aussi créatives que fauchées. Très remarqué lors de l'édition 2008, le modeste Frozen River s'avère tout à fait emblématique des qualités de ce type de cinéma dont le coeur n'a pas été égaré dans les rouages du système de production. Il en montre aussi les limites (sur le plan esthétique en particulier), mais présente un récit poignant de lucidité, et le fait avec une telle immédiateté qu'il est difficile de ne pas se laisser emporter par sa grandeur d'âme.

Pour son premier long métrage, la scénariste et réalisatrice Courtney Hunt n'a visiblement pas cherché à s'inscrire de front dans une quelconque tendance de grande envergure. Mais par les aléas de son intrigue, elle rejoint néanmoins les canons établis du drame social tels qu'exemplifiés chez Ken Loach ou les frères Dardenne. Ici, ce ne sont pas les tares psychologiques ou morales des personnages qui les poussent à commettre des actes condamnables, mais bien les conditions économiques impitoyables et exposées sans fard. À l'instar d'autres films récents, Frozen River aborde également le concept de « frontière » avec beaucoup d'éloquence, et se rédouble d'une certaine originalité en ce qu'il se penche sur le statut ambigu de ces nations « fantômes » que sont les réserves amérindiennes. L'attention accordée à la description du milieu ancre donc le film dans une réalité bien spécifique, tandis que les thèmes liés à l'entraide et à la survie rendent une portée universelle à ce récit de mères au bord du gouffre, embarquées dans le cycle de la contrebande d'immigrants.

Dans le rôle principal, Melissa Leo, dont les amateurs d'Iñàrritu et Arriaga retiennent la forte présence, est tout simplement héroïque. Le premier gros plan sur l'actrice, au tout début du film, résume à lui seul toute une existence gouvernée par le malheur et par l'effort de s'en sortir. En effet, le personnage d'Eddie Ray n'est rien d'autre qu'une guerrière farouchement indépendante, pour qui la subsistance et l'avenir de ses deux fils priment sur tout le reste. Elle trouvera son égale en Lila, veuve Mohawk séparée de son jeune enfant, figure également pathétique mais non dépourvue d'un fort courant de violence, que Misty Upham transmet sans artifices mais de façon très convainquante. Si la manière un peu aléatoire dont Courtney Hunt orchestre leur rencontre peut déconcerter au départ, l'évidente nécessité mutuelle sur laquelle se fonde leur collaboration ne fait bientôt aucun doute, les développements de l'intrigue s'enchaînant selon une logique implacable. En effet, dans cette relation «professionnelle» improvisée sur le tas, tout se joue dans le non-dit, dans une sorte de contrat d'égalité à laquelle répond l'auteure par une admirable répartition du temps d'écran. L'amitié, ou plutôt la confiance qui en découle, s'installe de façon implicite ; si bien que le dénouement évite les rengaines attendues (l'impuissance des Blancs devant l'oppression des Rouges...) pour leur opposer une solution autrement plus altruiste, cohérente, et franchement émouvante. Car Frozen River demeure avant toute chose un film sur les enjeux de la maternité, sur le désir et la difficulté de celle-ci, et c'est une foi profonde en la détermination et la solidarité féminines qui l'anime jusqu'à sa délicate conclusion.

Tout ceci étant dit, si elle est traversée de quelques fulgurances minimes (le gros plan déjà mentionné, quelques vues de la rivière glacée...), la réalisation de Hunt ne passera aucunement à l'histoire. Si l'équipement vidéo utilisé ne se prêtait pas nécessairement à une imagerie des plus raffinées, il n'en demeure pas moins que le travail de cadrage s'avère plutôt approximatif, et que certaines maladresses techniques ou un trop grand souci de sobriété portent atteinte à l'intensité de quelques séquences plus dramatiques. L'amateurisme de la production se reflète aussi dans le jeu artificiel de certains acteurs, notamment chez le garçon incarnant le fils adolescent de l'héroïne (personnage de première importance, que le jeune comédien parviendra de justesse à rendre attachant). Mais devant ces lacunes qui auraient facilement pu nuire au souffle dramatique du film, la force du scénario (en lice aux Oscars) n'apparaît que plus impressionnante. Car avant d'être triste ou glauque, Frozen River est surtout captivant, sensible, doté d'un sens de l'observation humaine et sociale à toute épreuve. La nature de son propos et la sincérité de son engagement, rarement embrassées à ce point dans le cinéma américain, le placent au côté de l'excellent The Visitor, où Richard Jenkins (aussi candidat aux Oscars) renouvelait son existence en découvrant l'âme de « l'autre ». Mais le portrait social brut dressé par Courtney Hunt, peut-être plus complexe et moins naïf, mérite son propre tiroir, et constitue un îlot de grande valeur au milieu d'un océan de futilités.




Version française : -
Scénario : Courtney Hunt
Distribution : Melissa Leo, Misty Upham, Michael O'Keefe, Mark Boone Junior
Durée : 97 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 20 Février 2009