FAUSTA: LA TETA ASUSTADA (2009)
          Claudia Llosa
          
          Par Mathieu Li-Goyette
          
          Il y a d’abord le noir, celui de la salle, celui du générique 
          et, enfin, celui de cette caméra qui ne veut pas s’ouvrir 
          l’oeil, qui veut, par mégarde, nous préserver d’une 
          douleur, la reléguer à l’hors champ et au son. Il 
          y a justement ensuite le son, la douce mélodie saccadée 
          que chantonne une voix fatiguée par le temps qui trahie la sagesse 
          d’une mère âgée. Mère que nous apercevons 
          aussitôt, chantant l’hymne de la teta asustada 
          (le « lait de la douleur ») et évoquant tristement 
          ce temps où elle dut avaler le sexe découpé de 
          son mari. Forcée, malmenée par des agresseurs qui ne trouveront 
          jamais jugement ou causalité au cours de ce deuxième long-métrage 
          de Claudia Llosa, c’est le lait maternel que cette vieille dame 
          aura servi à sa fille, Fausta, qui sera la malédiction 
          qui se posera sur cette jeune figure d’un brun caramel immaculé, 
          effilée et innocente qui vient tout juste à l’instant 
          de percer le cadre de l’image jusqu’ici occupé par 
          ce visage irrigué de vieillesse. Superpositions de mère 
          en fille, ils chantent en quéchua, la langue des Incas, ils chantent 
          la douleur d’une époque passée et servent de prélude 
          à la magnifique symphonie qui s’étalera tout au 
          long de l’oeuvre, de séquences en séquences, où 
          la signification de ce premier plan, mais aussi de cette première 
          mort, viendra englober le récit de la jeune Fausta, maintenant 
          destinée à poursuivre sa vie et à se purger de 
          ce lait qu’elle craint redonner.
          
          Récit d’une peur, le film de Llosa traite avec brio d’un 
          certain traumatisme face à la violence sexuelle et à la 
          souillure (avec justesse replacée ici sous un angle psychologique, 
          non pas physique) qu’elle entraîne. Contamination des corps, 
          mais aussi des esprits et de la tradition, le viol de la mère 
          devient la hantise de la fille qui eut le courage de se déflorer 
          à l’aide d’une patate, d’user du pathétique 
          légume comme sauvegarde à son attrait sexuel et aux dangers 
          d’avoir un enfant autre-né. Car de sa réclusion, 
          Fausta n’acceptera l’autre que bien plus tard, au fil d’un 
          emploi de servante chez une pianiste reconnue, au fur et à mesure 
          qu’elle assiste à des mariages, qu’elle se fait réconforter 
          par un oncle qui ne voit plus comment l’ouvrir sur le monde. Fleur 
          fanée avant d’avoir vue le printemps, la jeune fille au 
          visage aquilin ne se laisse désirer que par son envie de solitude 
          et par une famille qui se décompose et se recompose au fil des 
          alliances. Les relations bougent, elles sont de l’ordre biologique, 
          elles impliquent un échange (d’amitié, de sang, 
          de fluides) que ne peut supporter celle qui détient le « 
          lait » maudit. Donc isolée, elle arrose des fleurs fragiles, 
          les rend plus fortes par son amour envers la nature - nature qui grandit 
          et germe dans son utérus neutralisé, neutre par la nature 
          - et refuse l’amour de prétendants faisant la queue pour 
          la marier en toute bonne volonté.
          
          Contrainte à filmer l’ignorance, Llosa affiche cependant 
          l’intelligence et le flair d’une insinuation métaphorique 
          filée tout au long du récit. Adapté de la poésie 
          du réel, les gestes de Fausta sont silencieux - elle-même 
          ne parle presque jamais - et font état d’une minutie visant 
          à rendre chaque rare action l’indicateur d’une avancée 
          dans cette ouverture au monde. Sorte de baromètre affectif, une 
          balance chargée de perles données par sa patronne et rééquilibrée 
          au fil du récit marquera l’acquisition d’une possibilité 
          d’action pour le personnage candide (« quand tu auras retrouvé 
          toutes les perles, je te donnerai le collier » lance-t-elle pour 
          briser le malaise amené par sa nouvelle servante). Potentiel 
          ensuite décuplé par sa nouvelle tâche qui sera d’ouvrir 
          la porte aux invités, c’est à chaque fois l’occasion 
          de voir Fausta confronter le monde extérieur, le monde bruyant 
          qui parle quéchua et qui recèle de maris comme de violeurs, 
          d’enfants comme de bandits et dont l’inadéquation 
          avec l’insécurité de Fausta la forcera à 
          affronter ses peurs. Perchée de l’autre côté 
          de la lucarne, fleur entre les dents, c’est son conditionnement 
          à se replonger au sein d’une société effrayante 
          qui constituera la majorité d’un film parsemé avec 
          de minces touches de poésie appliquées au récit 
          avec subtilité et raffinement. Sobre et maîtrisée, 
          la mise en scène de Llosa ne se met en marche que sous l’apparition 
          de Fausta. Sinon immobile (donc alimentée par la féminité 
          du récit) l’élégance surfaite du style bourgeois 
          lors des segments chez la patronne s’oppose à d’ensoleillés 
          plans extérieurs plus larges, filmant l’ensemble d’une 
          communauté homogène et servie par la bonhommie de ses 
          festivités.
          
          Gérant de la sorte ses espaces et les transitions entre ceux-ci, 
          c’est dans le même ordre d’idées que s’accorde 
          donc la mise en scène de la cinéaste portée à 
          faire de l’opus un continuel jeu de transition d’une atmosphère 
          à l’autre et, ainsi, de créer une rythmique en rimes 
          qui stimulera le visionnement d’un film qui évite de justesse 
          le mélodrame larmoyant et son misérabilisme tendancieux. 
          Chargé de musique et de festivité, Fausta est 
          un film qui traite de la mélancolie que le bonne humeur des autres 
          provoque, cette xénophobie du bonheur, intrinsèquement 
          reliée au malheur sans cesse transfiguré de la protagoniste, 
          sert à retourner enfin le raisonnement sur lui-même. Fournissant 
          à la jeune dame la force de se départir de la patate qui 
          l’a tant protégée, on comprend lors d’un dernier 
          plan qu’elle s’occupera maintenant à faire pousser 
          ces vulgaires fruits, car elle est maintenant départie du fardeau 
          de sa mère (dont la dépouille, lors du seul segment réellement 
          à « ciel ouvert » du film, sera posée près 
          de la mer, comme libérée du carcan du village, de la famille, 
          des lieux où le pire arriva jadis) et qu’elle n’a 
          à donner de son pèlerinage qu’une expérience, 
          un « nouveau » lait apte à déraciner la fleur 
          morte-née.
          
          Symbole d’une jeunesse libérée, il n’est peu 
          ou pas important d’identifier Fausta à des problèmes 
          spécifiques (mis à part son entourage familial, le gros 
          plan de tout autre personnage sera subtilement évitée), 
          mais bien en tant que représentation, certes, à connotation 
          religieuse, d’un certain martyr de la population représentée. 
          Seule à souffrir, elle croit avoir le devoir de subir le poids 
          d'une communauté entière puisque de toute façon, 
          maudite, elle n'est utile à personne mis à part endosser 
          la culpabilité de sa propre condition d'anonyme. Autrement servi 
          par une des interprétations les plus poignantes du cinéma 
          des Amériques, il n’est que peu de choses si ce n’est 
          qu’un scénario aux tons parfois mal cousus (du comique 
          au tragique, la transition se regarde souvent en ironie plutôt 
          qu’en fable) que l’on peut reprocher à l’opus. 
          Ce dernier, ayant su présenter une sensibilité toute féminine, 
          gracieuse et transportée par un lyrisme aux figures capables 
          de s’envoyer la rime d’une composition à l’autre, 
          d’un symbole à l’autre dans une parfaite adéquation 
          annonce un cinéma inédit de la part de Claudia Llosa. 
          Le potentiel d’un cinéma d’une grande cohérence 
          et d’un romantisme engagé, exacerbé par le réalisme 
          qui se fait à la fois militant, puis doucement élogieux.
         
          
        
        Version française : 
Fausta
        Scénario : 
Claudia Llosa
        Distribution : 
Magaly Solier, Susi Sánchez, Efraín 
        Solís, Antolín Prieto
        Durée : 
95 minutes
        Origine : 
Pérou, Espagne
        
        Publiée le : 
4 Novembre 2009