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CRUMB (1994)
Terry Zwigoff

Par Louis Filiatrault

La parole, au cinéma, n'a pas fini de fasciner. D'innovation technique révolutionnaire, la possibilité d'enregistrer le son en direct s'approfondira au point de donner naissance à tout un cinéma aspirant à de nouveaux degrés de « vérité ». Mais aux préoccupations sociales du documentaire des années 70 succèdera l'envahissant « spectaculaire » tous azimuts des années 80... et avec lui, comme en subtile protestation, un certain resserrement intimiste plus sombre et angoissé. Le cinéma indépendant américain s'accroche encore à cette bouée de sauvetage comme s'il s'agissait du dernier recours au maintien d'une certaine humanité, et il devient inévitable que se démarquent nombre d'oeuvres majeures. Oeuvres parmi lesquelles compte assurément Crumb, exceptionnel documentaire de 1994.

Émergeant dans la seconde moitié des années 60, l'illustrateur Robert Crumb sera identifié comme l'un des acteurs majeurs de l'entrée de la bande dessinée américaine dans une certaine modernité. Qualifié de « Bruegel du vingtième siècle » par un critique interviewé dans le présent film, il couchera et tordera des scènes et réalités du quotidien américain dans un style tantôt violent, tantôt trompeusement léger, en arrivant à constituer une énorme caricature de l'idéologie de son époque. Crumb nous présente le personnage sans fard ni complaisance, évacuant toute narration off et allouant toute la place à la parole filmée, impliquant la caméra dans le dialogue. Il s'introduit chez les membres de la famille de l'artiste en compagnie de ce dernier et tente de reconstituer une carte mentale trouvant ses racines dans une jeunesse insolite et un puissant amour fraternel ; une démarche d'enquête compatissante trouvant son aboutissement dans les visites guidées de planches significatives, débordant d'un esprit satirique acéré, de fétichisation sexuelle dérangeante et de blocages adolescents exorcisés par un art distinctif et libérateur.

Il est dit du tournage de Crumb, second documentaire réalisé par le « patient » Terry Zwigoff, qu'il est entrepris dans une optique thérapeutique personnelle par son auteur et qu'il s'échelonna sur une période de dix ans. Fort d'une relation amicale et intime avec son sujet depuis de nombreuses années, Zwigoff s'attaque à une figure qu'il admire profondément et se permet une proximité sans merci. Il en résulte un film d'un renversant pouvoir de pénétration, un exercice exhaustif et révélateur de sinistres recoins de la psychologie humaine. Le ton naturel, calme et introverti, de Robert Crumb et de son entourage, ajouté à cette approche presque voyeure et au rythme lent du montage, contribue à la création d'une atmosphère perverse et fascinante qui constitue en soi une véritable réussite esthétique. Il ne nuit en rien que les propos tenus par les intervenants principaux soient d'une franchise souvent pétrifiante et d'une triste lucidité dénotant une intelligence tourmentée, une conscience remarquable des enjeux moraux de l'Amérique moderne. Bref, non content de constituer un document éminemment informatif sur un personnage culturel important, Crumb fait oublier sa durée de deux heures en frappant une corde sensible et déstabilisante, en entretenant une étrange fragilité parfaitement appropriée aux individus concernés.

Avec une sensibilité hors du commun, Terry Zwigoff dépasse de loin le simple documentaire biographique et réalise un film sur un point de vue, alternatif, sur un monde composé en large partie de mensonges et de futilités. L'affiliation de David Lynch au projet, à titre de producteur, apparaît tout sauf anodine, les parallèles à faire entre l'Amérique grotesque de Robert Crumb et celles de Wild at Heart ou Blue Velvet étant plus que pertinents ; vicieuse, dépravée, confuse, cette civilisation, dans un cas comme dans l'autre, est illustrée à travers le prisme d'un humour grinçant appliqué à des récits repliés sur une petite échelle, trouvant du sens dans l'ironie, les détails et l'apparente banalité. Une vision que Crumb observe à même la source, analyse, discute puis ultimement relativise, préférant le portrait humain à la prise de position «politique». Film sur les relations, les obsessions et l'expression, c'est un accomplissement remarquable et surprenant de cinéma documentaire, ainsi qu'un morceau indispensable du cinéma américain des années 90.




Version française : Crumb
Scénario : Terry Zwigoff
Distribution : Robert Crumb, Aline Kominsky, Charles Crumb, Maxon Crumb
Durée : 119 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 19 Novembre 2007