A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z #
Liste complète



10 - Chef-d'oeuvre
09 - Remarquable
08 - Excellent
07 - Très bien
06 - Bon
05 - Moyen
04 - Faible
03 - Minable
02 - Intolérable
01 - Délicieusement mauvais



Cotes
Décennies
Réalisateurs
Le Cinéma québécois
La Collection Criterion



2005
2006
2007
2008
2009

CHE (2008)
Steven Soderbergh

Par Alexandre Fontaine Rousseau

« Fille de l'histoire et de la raison, la Révolution est la fille du temps linéaire, successif, toujours singulier; fille du mythe, la Révolution est un moment du temps cyclique, comme la gravitation des astres et la ronde des saisons. La nature de la Révolution est duelle, mais nous ne pouvons la penser qu'en séparant ses deux éléments et en rejetant l'aspect mythique. Par contre, nous ne pouvons la vivre qu'en maintenant les deux composantes entrelacées... Nous la pensons comme un phénomène qui répond aux prévisions de la raison et nous la vivons comme un mystère. Voilà dans quelle énigme réside le secret de sa fascination. » (Octavio Paz, L'autre voix, p. 75)

Par définition, les discours nuancés n'enflamment personne; leur mission même est de tempérer les ardeurs fanatiques, d'inscrire les faits dans une logique rationnelle plutôt qu'idéologique. Pour cette raison, le Che de Steven Soderbergh est un film de prime abord déstabilisant qui déjoue les attentes - puisqu'il prend l'une des figures les plus chargées d'idéalisme du vingtième siècle et décompose de manière éminemment cérébrale son aura mythique. Son équivalent le plus significatif dans la cinématographie américaine des dix dernières années est le diptyque Flags of Our Fathers/Letters from Iwo Jima de Clint Eastwood, où l'iconographie et le triomphalisme de la Seconde Guerre mondiale étaient mises à mal par une analyse critique en deux parties des processus de propagande permettant la création d'un consensus au sein de la population. L'opération de mise en scène du Che, entre les mains de Walter Salles, s'était transformée en hagiographie populiste sous la forme de ses Carnets de voyages enthousiastes mais peu nuancés de 2004. À l'inverse, Soderbergh offre avec cette biographie monumentale une fresque refusant l'épique et la glorification - un drame biographique où, comme dans le brillant I'm Not There de Todd Haynes, le sujet s'efface sous nos yeux et semble surtout révéler sa nature insaisissable. C'est là la plus grande réussite de son Che, qui se fait critique sans sombrer dans le cynisme et débute son processus de déconstruction en admettant l'inaliénable force mythologique du personnage qu'il choisit d'aborder.

Le film de Soderbergh ne se limite pas à étudier la portée mythologique du Che, personnage recyclé d'une manière si totale par l'iconographie populaire qu'il en a perdu au fil des ans sa substance réelle; mais chaque dimension explorée (politique, militaire, historique, humaine) semble l'être dans l'optique d'une remise en question de l'incontournable mythe. Le premier des deux volets embrasse, tout en plaçant sa mise en scène à hauteur d'homme, cette image du héros révolutionnaire immortalisée par la victoire cubaine et plus tard par la résistance à « l'envahisseur yankee ». Le protagoniste de ce premier film est sans conteste le Guerillero heroïco, personnage plus grand que nature ayant marqué l'imaginaire de la gauche internationale. Mais, déjà, Soderbergh nuance son portrait de Guevara par une série de raccords exposant les contradictions du mythe romantique révolutionnaire: à l'affirmation qu'un vrai révolutionnaire est d'abord animé par son amour de l'humanité, par exemple, le montage oppose les images d'un conflit armé qui est tout sauf poétique. À l'idéal mis de l'avant par le mythe, le réalisateur oppose un pragmatisme plus près finalement des idées de l'auteur de La guerre de guérilla, une méthode et du Rôle social de l'armée rebelle. Par son éclatement formel et son refus de la chronologie conventionnelle, ce premier film nous présente le Che Guevara mythique en tant qu'amalgame de faits divers et de citations fortes - c'est-à-dire en tant que construction culturelle, fabrication qu'il s'agit ici de démanteler pour retrouver la véritable essence de l'homme se cachant derrière le personnage.

Le conflit fondamental du diptyque de Soderbergh oppose l'idéalisme à l'action, conflit trouvant sa tragique conclusion dans le fiasco bolivien - présenté avec une froideur clinique au cours d'un second film beaucoup plus sobre où le Che mythique de l'épisode cubain disparaît, progressivement absorbé par la réalité. Cet échec, la mise en image elle-même semble en faire un trou noir de l'espoir révolutionnaire; les couleurs s'y estompent et l'écran se resserre, expression d'une fatalité qui chasse du régime mythique vers le régime historique un Che devenu spectre errant. D'où ce retour marqué de la chronologie conventionnelle, et avec elle de la logique historique, démythifiant une figure révolutionnaire qui ne pouvait être pensée de manière sérieuse qu'ainsi. Cinéaste intellectuel, même dans ses élans plus passionnels tels que son étrange et fascinant Schizopolis, Steven Soderbergh dirige la réflexion de son spectateur vers le domaine de la raison. S'il illustre la foi révolutionnaire dans son premier film, c'est parce qu'il croit à l'instar du poète mexicain Octavio Paz que ce mythe doit être compris, en tant que partie intégrante de la réalité révolutionnaire, afin de dresser de celle-ci un portrait complet; c'est en ce sens que le second film, par son évacuation du romantisme, exprime définitivement le propos du réalisateur.

Certes, le regard du cinéaste n'est pas totalement objectif; on sent une certaine admiration pour ce personnage refusant les concessions même face à l'échec, doublée d'une vision critique (fort justifiée) à l'égard de la politique des États-Unis en Amérique du Sud. Pourtant, Che n'endosse la subjectivité de son protagoniste que dans l'espoir de toucher à une sorte d'objectivité ayant échappé aux Histoires objectives toujours assujetties à un discours. Le choix que fait Soderbergh de construire ses deux films autour des écrits de Guevara est une manière de plonger au coeur de cet esprit révolutionnaire qui est au fond son véritable sujet. Il n'y adhère pas nécessairement - et certainement pas totalement - mais comprend que c'est par cette seule voie qu'un portrait juste est possible. Visuellement, ce parti pris s'exprime par l'adoption fréquente d'une caméra subjective parfois très symbolique - notamment lors de la puissante scène d'exécution scellant son destin de martyr de la Révolution. Bien entendu, Benicio Del Toro est saisissant de justesse dans le rôle-titre; mais, bien plus que sa ressemblance photographique, c'est sa capacité à s'effacer pour les besoins du film qui impressionne. Si le drame biographique est un terreau fertile pour les prestations d'acteur magistrales, souvent récompensées, Del Toro (qui agit aussi à titre de producteur) accepte ici de remplir une fonction plus nuancée - frôlant parfois l'iconique.

Bien plus qu'au simple acte de reconstitution historique, le film de Soderbergh s'attelle à la tâche de rationaliser un mythe (celui du Che) pour en éclairer un autre (celui de la Révolution). Pour cette raison, il se tient à l'avant-garde des possibilités de la représentation de l'Histoire au cinéma - une question qu'il abordait déjà sous le couvert du pastiche avec l'intéressant The Good German. Refusant les interprétations extrêmes auxquelles invite la figure polarisante du Che, le film de Soderbergh l'utilise plutôt pour approfondir les problématiques qu'elle soulève: les rouages de l'impérialisme états-unien au vingtième siècle, le choc entre idéalisme et pratique, les contradictions morales de la Révolution. Ce qu'ose le cinéaste, c'est une remarquable évacuation des passions à partir d'un sujet qui les exalte toujours quoique puisse en penser les prophètes du déclin des idéalismes. Son film n'est pas froid, bien qu'il puisse le sembler au premier coup d'oeil, mais il cultive une distanciation saine qui permet la construction d'une compréhension plus mûre des événements passés et de leurs conséquences sur le présent. À cet égard, ce Che dont l'intelligence est à la mesure des ambitions propose effectivement une « méthode » - un modèle qui pourrait à l'avenir être appliqué à d'autres adaptations cinématographiques de sujets historiques




Version française : Che
Scénario : Peter Buchman, Benjamin A. van der Veen
Distribution : Benicio Del Toro, Demián Bichir, Rodrigo Santoro, Franka Potente
Durée : 262 minutes
Origine : États-Unis, Espagne, France

Publiée le : 13 Mars 2009