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THE BIRD WITH THE CRYSTAL PLUMAGE (1970)
Dario Argento

Par Alexandre Fontaine Rousseau

On attribue généralement à Mario Bava l'invention du genre giallo, mais c'est sans conteste son confrère Dario Argento qui va élever cette forme de cinéma au-delà de ses origines populistes puisant ses ressorts à même la littérature trash et le suspense de série B américain. Il n'est pas surprenant qu'Alfred Hitchcock lui-même ait un jour affirmé que ce jeune blanc-bec italien, fils de producteur, l'inquiétait: dès son coup d'envoi, Argento va signer un coup de maître. Au gré d'une réalisation superbe, The Bird with the Crystal Plumage (L'Uccelo dalle piume di cristallo) démontre à la fois une compréhension aiguisée des codes du genre naissant ainsi qu'un désir malicieux d'en déjouer les conventions. Comme tout bon giallo, celui-ci multiplie les fausses pistes telles ce damné cigare qui ne mène à rien et les fausses conclusions, la confession-bidon du mari mourant par exemple, pour mieux manipuler son public; mais ce goût pour la bouffonnerie narrative sert à appuyer une démarche de remise en question du thriller classique. Suite aux explorations métaphysiques et auto-réflexives du cinéma des années 60, le film de genre des années 70 va chercher à ajuster son identité en fonction des idées avancées par l'avant-garde intellectuelle. Dans cette optique, Argento signe ainsi un film dont le motif principal est le regard et la position de spectateur la préoccupation centrale.

Quelques jours avant de quitter l'Italie, un touriste américain est témoin d'une tentative de meurtre qui, selon la police locale, est liée à une série d'assassinats récents ciblant des jeunes filles choisies au hasard. Enfermé dans une prison de verre, sa position épouse la nôtre; le jeune auteur, normalement maître de sa création, devient alors captif dans le rôle ingrat de spectateur. Paralysant par cet ingénieuse constriction son protagoniste principal, Argento renvoie, par une intéressante matérialisation de sa condition, le public à sa propre impuissance face à des images qui se déroulent ici « de l'autre côté de la vitre ». La quête qui suit en sera une de ré-appropriation du médium cinéma, comme en témoignent les arrêts sur image et les retours récurrents sur une même scène qui vont troubler notre enquêteur improvisé ayant maintenant un tueur à ses trousses. The Bird with the Crystal Plumage est un film sur l'obsession de la perspective: l'abondance de plans subjectifs s'impose déjà en tant que pilier de la méthode Argento, que ce soit comme moyen de restreindre les mouvements du spectateur ou de sonder le crime initial. Mais même les quiproquos humoristiques du film pointent dans cette direction.

Seule conclusion possible: les regards du spectateur et de Sam Dalmas se croisent jusqu'à ne plus faire qu'un car leur obsession, celle de déchiffrer ce qu'ils voient pour l'ordonner et en tirer une solution, est la même. Ce faisant, Argento emploie à bon escient les enseignements du maître Hitchcock et confère un nouveau sens purement cinématographique - et de surcroît éminemment moderne - à la stratégie de l'interpellation par l'identification. La relation très conventionnelle se démarque dans le cas présent par son caractère d'échange parfaitement bidirectionnel: Darmas n'est plus qu'une extension fictive du spectateur, son incarnation à l'écran, tandis que le voyeur s'entiche instinctivement du rôle de conscience du personnage qu'il observe. Dans un dernier élan morbide, le film menace d'ailleurs de commettre l'ultime transgression physique du septième art: l'agression de l'oeil, organe liant le spectateur à son avatar. Mais Argento s'y refuse, prouvant par le fait même qu'il y a retenu derrière son excès; c'est en épargnant à son spectateur cette attaque directe à son sens primaire que l'auteur Argento marque sa distance par rapport aux cinéastes d'exploitation que demeurent Bava et Fulci.

Quelques clins d'oeil à Hitchcock feront sourire ses disciples avertis: répliquant la structure bigarrée de Psycho, Argento ne nous offre sa justification à saveur psychanalytique qu'à la toute dernière minute de son film. En la reléguant ainsi aux oubliettes de la chute, donc au statut de simple d'arrière-pensée, il tourne en dérision cette nécessitée prescrite par le cinéma classique. Mais ces pirouettes intellectuelles n'entravent en rien l'efficacité machiavélique de The Bird with the Crystal Plumage, et les cauchemars éveillés qu'il dépeint sont parmi les plus frappants orchestrés par Argento; une direction photo aux couleurs toniques rehausse une illustration riche, portée par des plans à l'expressivité carrément théâtrale. La propension aux gestes grandiloquents qu'affichera le réalisateur dans ses efforts subséquents, Suspiria notamment, est déjà en gestation: il ira jusqu'à littéralement lever le rideau sur l'identité de son tueur lors d'un dernier acte parsemé de détours délirants. Mais, dans l'ensemble, The Bird with the Crystal Plumage profite de cette réserve relative qu'y affiche un Argento encore à ses débuts. Comme si ses tendances baroques étaient plus digestes en petite dose.

Plongé contre son gré dans cette sordide affaire, notre auteur en panne d'inspiration va par ailleurs triompher sur la page blanche qui l'accable grâce à cette expérience. Constamment forcée par les personnages qu'elle croise et l'enquête qu'elle mène à remettre en question ses présuppositions, cette personnification du spectateur ne pourra résoudre l'énigme qu'en rejetant ce qu'elle croyait avoir vu. Ses sens l'ont trompé, car l'image n'est pas nécessairement juste chez Argento. Le cinéma devient entre ses mains un grand menteur, capable d'usurper le regard, car chaque plan est en réalité subjectif; formellement, le réalisateur italien s'assure de le souligner. S'il s'approprie les grandes lignes du giallo - le rapport fétichiste avec le couteau, la menace sexuelle explicite, le meurtrier au costume sans équivoque - sa vision dépasse les limites du simple cinéma de genre. Bien plus qu'un détonnant cocktail mélangeant l'horreur à l'intrigue policière, The Bird with the Crystal Plumage vient confronter le spectateur quant à son rapport à l'image. Rien que Rashomon n'aura pas au préalable affirmé, mais assez pour consacrer quelques écoutes attentives à déchiffrer ce casse-tête bien ficelé.




Version française : L'Oiseau au plumage de cristal
Version originale : L'Uccello dalle piume di cristalo
Scénario : Dario Argento
Distribution : Tony Musante, Suzy Kendall, Enrico Maria Salerno, Eva Renzi
Durée : 98 minutes
Origine : Italie

Publiée le : 4 Avril 2007