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Un royaume vous attend (1975)
Bernard Gosselin et Pierre Perrault

« Ce que nous avons de meilleur... »

Par Mathieu Li-Goyette
La puissante colère qui gronde dans Un royaume vous attend, premier film du cycle abitibien de Pierre Perrault, fait en quelque sorte suite à celle de L'Acadie, l'Acadie!?!. C'est qu'au devoir de mémoire proposé dans ses premiers films, notamment Pour la suite du monde, le cinéma de Perrault va lentement déplacer ses préoccupations vers l'engagement sociopolitique, laissant à d'autres (Arthur Lamothe, Fernand Dansereau) la responsabilité de documenter les différents quotidiens du Québec. Cinéma nationaliste par excellence, ce Royaume vous attend n'entre plus dans les chaumières du peuple. Terminée la kermesse ou la documentation de l'histoire locale, car le propre de ce cinéma, c'est maintenant et plus que jamais de confronter les idées populaires avec les contraintes politiques, la rencontre du fait humain avec la rigidité des institutions.

Depuis les années 30 que l'abbé Proulx, parti avec sa caméra à manivelle, vante les mérites du royaume abitibien. « Vous représentez ce que nous avons de meilleur », exprime-t-il dans l'un de ses films aux quelque 80 000 Canadiens français exilés, peu après la crise économique, pour coloniser cette terre dont personne ne savait rien. Maintenant que les politiques duplessistes ont fait leur oeuvre pour encourager le peuple à s'ancrer profondément dans ces arpents plus ou moins fertiles, le nouveau gouvernement né de la Révolution tranquille tente de convaincre les habitants des paroisses gravitant autour d'Amos et Senneterre de quitter leurs terres - ils peuvent vous déménager votre maison, qu'ils disent - pour monter vers le Nord et sa Baie-James. Vu de nos livres d'histoire, c'est le grand plan du plus visionnaire des gouvernements libéraux. Vu de là-bas, c'est la honte, le déracinement.

C'est ici que Perrault rencontre Hauris Lalancette, figure de proue du cinéma direct, protagoniste récurrent d'Un royaume vous attend, mais aussi du Retour à la terre (1976), C'était un Québécois en Bretagne, Madame! (1977) et de Gens d'Abitibi (1980). Même qu'à l'occasion du premier référendum, lorsque Denys Arcand chercha à saisir le pouls des gens du Royaume, c'est le même Lalancette qu'il partit filmer pour Le confort et l'indifférence. Plus encore, quand Denys Desjardins aura à réaliser Au pays des colons, c'est la famille Lalancette - le patriarche toujours en forme, mais surtout son fils et sa petite-fille - qui va lui servir de point de départ, véritable mémoire vivante de toute l'Abitibi. À cet égard, Réal La Rochelle, originaire d'Amos, a bien fait état de cette déruralisation abitibienne dans nos pages.

Cette puissante colère, Lalancette la balance à la tête des agronomes venus dire aux gens de Rochebaucourt, puis de La Morandière, de Despinassy et Barraute qu'ils devraient abandonner leurs terres - trop dures à cultiver - et leurs acres forestiers - trop long à faire pousser - pour accepter la déportation. Pour Lalancette, qui allait se présenter l'année suivante comme député du Parti Québécois de Lévesque, la stratégie proposée par le rapport est l'équivalent moderne d'un édit royal. À convaincre les gens en difficulté de quitter leurs terres, ces recommandations empêchent quiconque voudrait rester de le faire. Sans communautés, les fermiers qui savent s'y prendre - les « surhommes comme Lalancette », dit l'agronome - vivront dans des paroisses fantômes et verront la collectivité migrer vers d'autres recoins du territoire d'un million d'acres.

Fidèle à son style discursif non intrusif (plus ou moins vrai, car nous savons bien que Perrault mettait en scène plus qu'il ne voudrait nous le faire croire), l'auteur se met en retrait et privilégie, avec son cameraman Bernard Gosselin, le téléobjectif lors des séquences communautaires. Observant la collectivité se réunir pour discuter des aléas de leur condition rurale, Perrault parvient à constituer l'impression d'un microcosme québécois s'armant contre l'unilatéralité des politiques provinciales. Sans jamais pénétrer lui-même le documentaire, il a néanmoins recours à des Abitibiens pour interagir avec Lalancette et les autres fermiers réticents. Comme dans L'Acadie, l'Acadie!?!, l'essentiel du discours politisé apparaît donc au montage par la succession des déclarations. Il appartient ensuite au spectateur d'en tirer ses conclusions, de penser que Lalancette est un agriculteur inculte ou, qu'au contraire, les agronomes sont des agents du pouvoir en place. D'une part, les spécialistes, les intellectuels venus des villes se prononcent sur une réalité qu'ils croient trop bien connaître; d'autre part, les habitants se défendent avec cette verve qui leur est propre. Cette dualité que manie parfaitement Perrault, sans sombrer dans le populisme ni dans le pamphlétaire, constitue la plus grande réussite de son film (et peut-être même de son oeuvre complète).

Lors des scènes extérieures, Gosselin s'arme à l'inverse d'un angle plus large, s'approchant des conversations du rang de Lalancette. Il privilégie pour ces plans la contreplongée qui efface la présence de la caméra, nous donnant l'impression d'épier une discussion captée de très près. La technique du film est aussi maîtrisée que les plans improvisés sur le terrain par Gosselin, visiblement heureux de profiter de la lumière du jour pour tourner en couleurs, toujours prêt à faire contraster le ciel et la terre. Alors que Lalancette se prend la tête avec l'agronome, la caméra zoome sur le ciel bleu, se perd dans les cheveux poivre et sel du cultivateur pour attraper au passage sa femme, loin derrière, conduisant son tracteur. Comme le rappelait l'agriculteur, ces hommes ont été encouragés à conquérir leur « Royaume » en lisant l'évangile chrétien et l'évangile de la terre arable. Et nous, plantés devant le plan de Gosselin, ce n'est plus la cosmogonie propagandiste que nous voyons, mais un ciel vide et de la terre grise. « Un royaume vous attend », dit Perrault dans son titre. Un titre cynique pour un film qui craint de l'être, qui appréhende l'impasse attendant ces hommes au bout de leur rang. Or, de quel royaume peuvent-ils encore rêver, sinon celui de la mort « attendue par les pensionnaires d'Amos, les mêmes colons qui ont déboisé ces terres »?

Tout le grand projet de Perrault, qui s'étend de cette oeuvre à Gens d'Abitibi, est filmé avec une attention particulière à la parole du peuple dans tout son joual aussi gras qu'il peut être poétique, et ce, surtout face au vocable administratif des agronomes et des politiciens. L'année suivante, le cinéaste allait terminer le montage du Retour à la terre, oeuvre plus courte, plus politisée en ce sens qu'elle suit de près la campagne de Lalancette pour le poste de député provincial. Dans C'était un Québécois en Bretagne, Madame!, on nous apprend que le sort des paysans abitibiens n'est pas différent de celui des agriculteurs bretons, bataillant contre la même déruralisation insidieuse qui demande aux propriétaires terriens d'abandonner leurs travaux pour les usines, question de laisser le champ libre aux géants institutionnalisés de l'agriculture et de l'industrie forestière.

Face à cette victoire du néolibéralisme sur la tradition, le courage de Lalancette émeut toujours. Véritable colon, fier de sa vie et de sa nation comme l'étaient les Smattes de Labrecque et les personnages les plus francs du cinéma de Carle, il parle au nom d'une collectivité qui l'abandonne à contrecoeur pour d'autres horizons, symbole des problématiques insolvables de la modernité. Nous le voyions en 2007 chez Denys Desjardins, toujours orgueilleux, planté là sur son bon vieux rang, résilient comme son Abitibi courageuse, comme son peuple qui, à même la misère, a su trouver sa dignité. Toujours là alors que tous sont partis, Lalancette a conquis son royaume.
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Critique publiée le 24 avril 2013.