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Smattes, Les (1972)
Jean-Claude Labrecque

Se sauver avec le terroir

Par Mathieu Li-Goyette
Forcés de quitter leur village du coeur de la Gaspésie, les habitants de Saint-Paulin Dalibaire sont exilés de leur patelin en 1971. Le gouvernement débarque, force les citoyens à quitter, voire à brûler leurs maisons pour être relocalisés dans les municipalités environnantes. Le village est rayé dans l'année, mais pas avant que Jean-Claude Labrecque ne s'y soit arrêté pour réaliser son premier film de fiction. Le célèbre directeur photo délaisse pour un temps son rôle habituel et Guy Dufaux (qui en est lui aussi à son premier film de fiction) tourne le Labrecque à la manière de Labrecque : téléobjectifs audacieux, grand angles psychédéliques, caméra mobile, lumière alternant entre un impressionnisme d'été et la couleur grise de l'air marin de Gaspésie, le style des Smattes rappelle celui des documentaires du cinéaste pour l'ONF. 60 cycles et Images de la Gaspésie nous viennent en tête, ces films aériens, composés de loin par une caméra sachant se tenir à distance pour mieux montrer l'individu au sein d'un environnement tout aussi important.

À l'image de ces plans, Les smattes se penche sur les âneries d'un duo de chasseurs (incarnés par Donald Pilon et son frère Daniel) qui, lors d'une séance improvisée de tir sur canettes, ont accidentellement atteint le bras d'un sociologue au volant qui roulait à quelques centaines de mètres de là - littéralement : le cri du coeur d’une communauté envoyé à un savant des sociétés. Refusant de s'expliquer auprès du village avec qui ils entretiennent déjà de fortes dissensions, les frères Cardinal s'enfoncent dans le bois, fuient la SQ et s'immergent dans un retour à la nature.

C'est qu'il faut les comprendre, ces frères déracinés, contraints par une copine et un père vieillissant à rentrer dans le rang, à ne pas s'opposer aux décisions gouvernementales qui, pour économiser sur les fonds publics de bien-être social, ferment une communauté établie depuis le début du siècle. Plus de bois à couper qu'ils disent, pas même de terres à défricher, car le sol n'a jamais été fertile. Convaincus qu'ils vivraient de chasse et de pêche, les frères Cardinal sont nos jeunes adultes à la dérive de la Nouvelle Vague, ces esprits libres qui, comme ceux de Godard, affichent un déni violent face à l'autorité établie. C'est probablement cet ancrage si marqué dans la fiction qui fit réaliser à Labrecque son moyen métrage pour la télévision Le grand dérangement de Saint-Paulin Dalibaire au début des années 2000 où, trente ans après la fermeture du village, le cinéaste retourne sur les lieux du tournage et retrace ses anciens habitants d'une manière factuelle et nettement moins poétique - donc plus concise? - que la première fois.

À cet égard, Les smattes semble être à mi-chemin entre cette esthétique du laisser-aller et un type de western social faisant l'éloge de la communauté en lui rendant hommage, mettant de l'avant par le fait même la relation de l'Homme et de la Nature dans un récit raconté comme une fable de la déruralisation qui n'a pourtant rien d'un conte. Allant jusqu'à suggérer aux habitants de jouer leurs propres rôles, Labrecque filme un chef de famille brûler la maison de ses ancêtres devant les yeux en pleurs de sa mère. Marcel Sabourin, qui incarne le curé de la petite paroisse, improvise quant à lui une homélie magnifique lors de l'avant-dernière séquence devant un village qui célèbre sa dernière messe. En fin sociologue, Labrecque répond par son film aux remarques du générique (« Tu te crois sociologue? Regarde autour de toi et tu vas la faire ta sociologie ») en fictionnalisant la fermeture de Saint-Paulin Dalibaire à l'aide de personnages empruntés aux genres du cinéma. Par exemple, la loi et le gouvernement relèvent du burlesque plutôt que de l'autorité, faisant tournoyer ses voitures lors de dérapages hilarants, manquant de flair et de visu au point d'abattre au loin la copine de Réjean Cardinal (Louise Laparé, dans son premier rôle).

Morte pour le film, le personnage de Laparé est pour sa part sacrifié au profit de la survivance de la communauté qui, en cette femme née et morte à Saint-Paulin Dalibaire, voit un symbole du village qui y sera enterré et abandonné - « la seule chose qu'on pouvait bien faire de cette terre trop dure, c'est bien y enterrer les nôtres », dira le curé. Sa tombe survivra à la destruction du village, sa mémoire restera quand plus rien ne subsistera du magasin général, de l'église et de sa salle communautaire où les premières scènes nous donnent à voir un Marcel Martin en forme, son nom plaqué en argent sur le manche de sa guitare. Labrecque maîtrise cette esthétique populaire décomplexée, fidèle à la réalité des régions sans jamais juger de la beauté véritable des objets du décor ou du kitsch qu'ils insufflent au cadre. Nous le savons, nul sujet n'est laid pour Labrecque, capable de rendre beau la moindre scène par le mouvement de ses protagonistes ou sinon de sa caméra mobile qui n'attend jamais que la poésie apparaisse pour en faire elle-même par le biais d'effets de style relevant plus de la lumière et des objectifs que de la chose filmée.

Le plaisir du pittoresque dont fait preuve Les smattes n'est pas non plus étranger à l'empreinte du scénariste Clément Perron qui, à l'époque, venait d'écrire Mon oncle Antoine et s'apprêtait à tourner son très beau, très humble Taureau. Toujours situé dans un village, encore constitué comme un microcosme où allait se révéler tout le drame de la condition québécoise soumise aux impératifs du changement et d'un gouvernement qui malmène les régions au nom de la modernisation de la province, Les smattes fait s'introduire la fiction dans le réel comme pour montrer qu'elle ne sera pas plus apte à sauver Saint-Paulin Dalibère. Ces fin-finauds n'ont trouvé aucune combine pour échapper à la réalité socio-économique de leur territoire : la collision entre le social et l'économique montrée par Labrecque stipule plutôt que ce trait d'union crée un vocable dont on ne saurait trop se méfier.

Le social se confrontant à l'économique, toujours prêt à lui laisser prendre le dessus, c'est un peu de ça dont parle l'auteur, comme si la fiction de cette escapade rendait intelligible le drame humain. À son tour, la lutte menée par les Cardinal se terminant dans une poursuite en forêt n'est pas sans rappeler l'excellente finale de Lonely are the Brave de David Miller, où Kirk Douglas en cowboy crépusculaire fuyait à dos de cheval un hélicoptère envoyé par la police. Mais contrairement au cavalier qui allait terminer écrasé par un camion, les frères de Labrecque parviennent à s'enfuir. D'ailleurs, c'est sur leur marche vers la  « civilisation » que se termine Les smattes, laissant apparaître un « À suivre » aux allures de colère sourde, celle d'une population qui n'a jamais voulu disparaître... Mais ces «smattes» n'ont jamais vu le jour et, en quelque sorte, c'est en terminant le film que le spectateur achève la mort lente du village sauvegardé par Labrecque, symbolisé par des personnages qui n'ont jamais existé : les véhicules d’une mémoire collective.
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Critique publiée le 27 mars 2013.