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Stoker (2013)
Chan-Wook Park

« I became a color »

Par Ariel Esteban Cayer
D’étranges et bonnes choses semblent se tramer dans les coulisses d’Hollywood, car plusieurs des plus talentueux cinéastes coréens nous offrent cette année leur premier film réalisé dans la langue de Shakespeare, tous pour le compte de grands studios américains. Précédé de Kim Jee-woon et The Last Stand et bientôt suivi de Bong Joon-ho et son très attendu Snowpiercer, qui clôturera ce mini-cycle plus tard dans l’année, plusieurs étaient anxieux de voir comment l’iconoclaste Park Chan-wook - l’enfant terrible, le plasticien hors pair, l’esthète effréné de la violence et le poster boy de la vague de cinéma asiatique « extrême » qui nous aura revitalisé les globes oculaires au cours de la dernière décennie - allait tirer son épingle du jeu, adaptant un scénario qui semblait écrit sur mesure pour s’accorder à ses sensibilités.

Park Chan-wook nous a confirmé maintes fois que c’est dans sa manière d’adapter ses élans stylistiques aux nombreux troubles, pulsions et élans meurtriers de ses personnages qu’il a trouvé sa force et sa niche, devenu au fil des ans un incontournable du film de genre comme du cinéma international. Rappelez-vous les murs de la cellule d’Oh Dae-su ou les nombreuses teintes de gris et de verts qui imprégnaient Oldboy (2003) et renvoyaient au béton humide de l’immeuble-prison en question - et son fameux corridor. Si ce film (dont le remake américain dirigé par Spike Lee est d’ailleurs annoncé pour l’automne), comme ses précédents, était principalement doté d’un concept intéressant dont les images exaltées témoignaient d'une attention toute particulière envers les textures et les possibilités dynamiques du cadre, le cinéma de Park s’est développé dès Lady Vengeance (2005) vers un cinéma d’émotions pures, toujours traduites en déclinaisons de textures, mais également en termes de couleurs, de formes et d’espaces précis - parfois aux limites de l’abstraction stylistique.

Park déploie tout son arsenal dans Stoker, et c’est autant à travers des images éthérées, quasi « malickiennes », des couleurs expressives et une mise en scène précise qu’il en vient à définir ses personnages joués par Nicole Kidman, Mia Wasikowska et Matthew Goode. C’est dans l’éclat d’un soleil des plus ironiques que s’ouvre (et se terminera) le film, dans lequel Park accumulera les teintes : un blanc d’enfance (bientôt sali), un vert malade et marécageux et un rouge charnel des plus appropriés, découpant ainsi l’immense maison dans laquelle le film prend place. Renvoyant à la demeure aseptisée du prêtre-devenu-vampire de Thirst (2009), autant de pièces dont les intérieurs sont cadrés avec une précision toujours aussi aliénante, ludique et jouissive, pensés principalement pour confronter les corps et extraire l’émotion du non-dit, des regards et des subtils mouvements chorégraphiés (parfois hors-champ) des personnages les habitant… ou des araignées se cachant entre leurs murs.

Outre ses fortes tendances visuelles, le cinéma de Park est fondamentalement celui d’émotions démesurées, d’états d’âmes et d’étreintes émotives poussées à l’extrême. La transition au cinéma américain se fait ici en toute transparence, où cette longueur d’onde émotive plutôt courante dans le cinéma de genre coréen prend ici des proportions « soap-opératiques » impressionnantes. Pour cette raison, Park se révèle le réalisateur parfait pour adapter ce scénario de Wentworth Miller (mieux connu pour avoir été la tête d’affiche de la télésérie Prison Break) qui, en d’autres mains, aurait pu résulter en un thriller d’horreur fort conventionnel. Racontant l’histoire tortueuse d’India, jeune fille en pleine transformation émotionnelle (incarnée par une Wasikowska sublimement froide) et aux prises avec la mort de son père, le deuil de sa mère (Kidman, terrifiante) et un oncle mystérieux réapparu de nulle part (Goode), Stoker devient la mise en images d’un jeu de passions interdites, de pulsions destructrices et de secrets passés remontant inévitablement à la surface.

Exploration d’une noirceur et d’une violence inextricables à la mode du southern gothic si aisément associé à une bourgeoisie (américaine) ennuyée, et dont les influences se font sentir jusque dans le nom du film (Stoker, comme dans Bram), le film existe entièrement dans son propre univers, où la capacité sous-estimée chez Park de créer des réalités entièrement alternatives est pleinement mise en valeur. Les diverses couches narratives nous sont dévoilées par l’entremise d'un montage jouant plus sur la notion de la mémoire et de l’espace (dans lequel tous les personnages semblent flotter; les jours se fondant les uns dans les autres) que sur l’alignement linéaire et sensible d’évènements. Les perspectives se précisent au fil du récit, et le vrai visage de Stoker se dévoile : un coming of age troublant, avec lequel Park nous enivre, comme India : une dance située quelque part entre le flirt avec l’ingénue et la dangereuse liaison avec une femme, jeu de mot oblige, franchement fatale.
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Critique publiée le 16 mars 2013.