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Grave of the Fireflies (1988)
Isao Takahata

L'éblouissement de la bombe et de l'insecte

Par Mathieu Li-Goyette
Il faut imaginer cette fresque d'après-guerre de Takahata comme une vaste complainte chuchotée à l'oreille des enfants : un chant mélancolique murmuré d'un seul souffle - le dernier - par une petite fille et son grand frère mort depuis longtemps. Grave of the Fireflies, film fantomatique, s'agrippe au souvenir de l'aîné Seita et de sa soeur Setsuko décédée des retombées radioactives de la bombe atomique. Elle s'accroche au dos de Seita comme les vieillards étaient portés dans la Balade de Narayama et seul l'âge sépare son sort de celui des sacrifiés de la légende de Fukazawa. Destinée à mourir, nous dit-on dès la première scène où le grand frère s'écroule à son tour de fatigue et de soif. Le montage nous montre la conclusion en guise d'introduction : on la sait vouée à une mort sans cesse retardée par l'épopée minimaliste qui va suivre, celle qui entremêle souvent en un seul plan les fantômes, les souvenirs et les lucioles capturées dans cette petite boîte de métal. Ce leitmotiv crève-coeur englobe la condition éphémère de cet enfant condamné après n'avoir brillé que trop peu souvent. En guise de compte à rebours, le spectateur n'a pour lui que ces plaques qui s'emparent peu à peu de tout le corps de Setsuko. Ce que nous croyions d'abord des joues pleines de vie - ces joues rosées si emblématiques de l'iconographie de l'enfance - s'étendent et laissent apparaître des picots rouge vif. Le sang remonte. La gamine n'en a plus pour longtemps et plus les séquences se suivent, plus le corps agile et pétillant s'endort à vue d’oeil.

Devant cette maladie et le cataclysme des derniers jours de la guerre où les bombardements sur l'archipel font rage, le frère se surprend à devenir obsédé par l'espoir d'une victoire, d'une vengeance menée par son père parti dans la marine. Constamment vêtu d’un uniforme militaire, Seita sert d'alter ego à la jeunesse japonaise qui a le réflexe de s'identifier à son errance. Wendy Goldberg remarquait à cet égard que le présent opus fut d'abord mis en marché en tant que film éducatif destiné aux écoliers du Japon1. Le visionnement devait les amener à se questionner sur le patriotisme désespéré de Seita, sur ce qui le poussait à tenir à sa casquette de soldat et à ses rêves de cuirassés victorieux. Même son visage rappelle celui de l'enfant-soldat des mangas Gen d'Hiroshima, voire les figures rondelettes du cinéma d'animation propagandiste des années 40. En fait, le jeune spectateur japonais se responsabilisait, tentait de comprendre les causes de cette victimisation et de ce nationalisme fanatique inculqué dès la jeunesse. À l'image du Japon militarisé de l'ère Showa, les enfants s'avèrent orphelins comme le Japon de Hiro Hito s'était éloigné à la fois de ses traditions et de ses nouveaux acquis démocratiques : son père et sa mère. Ici, la mère est absente, sinon dans cette infirmerie où son fils la retrouve complètement embaumée et au bord de la mort. Quant à lui, le père est présent sous la forme d'une photographie sur laquelle on verra, par symétrie, de quelle façon frère et soeur sont les héritiers du père et de la mère. Le fils souhaite la victoire et la fille s’accroche à un homme qui, d’une génération à l’autre, entraînera la famille vers sa perte. Tel père, tel fils, tel pays.

En cela, Seita n'est pas le personnage parfait de l'anime typique. Il cumule les erreurs, ne sait avaler son orgueil lorsqu'il est accueilli chaleureusement par sa tante et remet même en doute les efforts de guerre de ses compatriotes pourtant plus âgés et plus aptes à poser ce type de jugement. Empêtré dans cette hubris rarement vue chez un enfant, le frère quitte la sécurité du foyer familial et parcourt le Japon dévasté. Doublement conscient de cette tragédie (à la fois sur la manière dont elle s'est édifiée et dont elle se termine), nous sommes rapidement portés à concevoir la relation entre le frère et la soeur comme une symbiose touchante entre le coeur et l'esprit. Une responsabilité mutuelle s'établit : Seita a besoin d'elle pour tirer du sens de l'avenir et du chaos tandis que Setsuko n'a d'autre choix que de se reposer sur la vigueur physique et l'autonomie fleurissante de l'autre. Tissé dans une courte pointe familiale, Grave of the Fireflies parvient à superposer cette relation avec sa critique à poings fermés de la guerre et des politiques nationales. Contrairement aux films colorés de son compère Miyazaki, cette première oeuvre de Takahata chez Ghibli exemplifie une vision sereine et brillamment concise de l'âme et du drame japonais où la répétition des thèmes porte en elle une mélancolie d'autant plus efficace qu'elle détone dans l'industrie survoltée de l'anime.

Les couleurs jaillissent et le feu embrase les arrière-plans. La décomposition du corps de Setsuko est horriblement précise sans jamais être abjecte. Dissimulée aux yeux de l'enfant, la mort est voilée (les bandages enveloppants la mère, la toile de paille recouvrant le cadavre desséché sur la plage) comme s'il fallait protéger à tout prix l'innocence de la soeur; innocence garante de l'imaginaire autant que la violence crue transporte avec elle la maturité, chose que ne doit surtout pas avoir Setsuko.

La maturité lui aurait permis de rendre intelligible sa condition, et donc sa fin imminente. Plutôt convaincue de la transformation des corps morts en lucioles, elle résiste face à l'impensable et survit dans une situation où l'irreprésentable et l'horreur règnent. À son tour, le grand frère est rapidement pardonné de sa ferveur nationaliste parce qu'il a permis à sa jeune soeur de s'éteindre l'âme en paix. Devant supporter sur ses jeunes épaules tout le poids de la représentation de la violence, Seita doit jouer les conteurs; en ce sens, il est l'alter ego de Takahata, qui avait le même âge à l'époque et qui, en réalisant Grave of the Fireflies, soutient la vocation de son propre héros. Mais comme tous les contes ont une fin, celui du tombeau et des lucioles en trouvera une avec la défaite du Japon et la mort de Setsuko. Jeune comme la guerre, elle n'aura jamais connu la paix.

Colin Odell et Michelle Le Blanc pointaient avec justesse la signification que pouvaient prendre les lucioles, soit d'agir comme synonyme des derniers instants de joie que le duo vivra dans une vie trop courte, mais aussi de rappeler, par sa forme et sa nature, les avions de guerre planants sans cesse au-dessus du paysage et, enfin, les bombes incendiaires larguées nuit et jour sur la ville de Kobe2. Autrement dit, cette métaphore persistante apporte une consistance esthétique forte à l'ensemble qui s'inscrit parfaitement dans la vision de Takahata qui tient à mettre en scène son film par les moyens d'un style épuré. Les plans sont simples, les déplacements qu'on y voit sont rectilignes et n'obligent jamais le réalisateur à des frasques vivaces.

Troublés par une question qui enferme le film dans une parenthèse onirique, nous nous butons enfin à l’ambivalence poétique de Takahata. Caractérisées par cette lueur rouge, les lucioles illuminent le visage des enfants comme le feu de la guerre inonde leur regard : de quelle clarté sont-ils éblouis? Celle de la bombe ou celle de l'insecte? Ne pouvoir y répondre, c'est aussi se rappeler ces premiers mots criés par un passant (« Quelle honte que les Américains arrivent demain et que ces corps traînent encore! »), c'est acquiescer que Grave of the Fireflies est l'une des rares oeuvres à avoir su exposer la cohabitation de l'horreur et de l'innocence et, dans ce creux qui les sépare où se loge le lyrisme et le conte, ce qu'il nous reste d'irréductibilité.


1 GOLDBERG, Wendy. 2009. « Transcending the Victim’s History : Takahata Isao’s Grave of the Fireflies ». Dans LUNNING, Frenchy (ed.), Mechademia 4 : Wat/Time. Minneapolis : University of Minnesota Press. p. 44.
ODELL, Colin et Michelle Le Blanc. 2009. Studio Ghibli : The Films of Hayao Miyazaki & Isao Takahata. Herts : Kamera Books. p. 74-75.
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Critique publiée le 15 janvier 2013.