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Closely Watched Trains (1966)
Jiří Menzel

À l'est des rails

Par Mathieu Li-Goyette
Plus encore que la révision du mythe de Cendrillon par Milos Forman dans Loves of a Blonde, l'ambition artistique qu'a le jeune Menzel en réalisant son film le plus connu en 1966 (il n'a que 27 ans durant le tournage) en récupérant la figure du Christ pour en faire le Messie sacrifié de l'émancipation culturelle tchèque demeure, à bien des égards, l'apothéose de cette Nouvelle Vague. Accessible de par son humour grivois exploité à répétition, acerbe par sa manière d'utiliser les nazis d'antan pour symboliser les Soviétiques de son temps, Closely Watched Trains semble contenir l'ensemble des préoccupations du mouvement, à savoir la condition des ouvriers, l'amour invétéré des femmes et la libération du peuple pris sous le joug d'une puissance étrangère. De l'Allemagne à l'URRS, Menzel y va de deux poids une mesure et ridiculise les officiers ennemis au grand plaisir des communistes... Tout en nous faisant comprendre qu'il se moque d'eux aussi d'un même geste, maniant un humour à double sens, tous deux orientés vers l'occupant. À la manière de The Boxer and Death, l'adéquation entre les deux camps sert le cinéma tchèque dans sa constitution d'un antagoniste contre lequel il est facile de se liguer.

Échappant à la censure, remportant le premier Oscar pour son pays, Menzel parvient à ses fins en ridiculisant l'ensemble des personnages de son film, extrapolant la condition de ses compatriotes tout comme l'impatience de l'ennemi et l'attirance vers les femmes et, nous l'expliquions ici, la bourgeoisie des idées et du sexe qu'elles sont amenées à représenter. Dès le premier plan, Menzel se moque de son freluquet Milos, dernier descendant d'une famille typique ayant grandi dans la normalité enseignée et la soumission au système. Fier aiguilleur de chemin de fer comme son père avant lui, l'adulte pas encore sevré reçoit fièrement sa casquette d'employé qu'on lui dépose sur la tête comme l'on déposait 2000 ans plus tôt une couronne en rosiers sur le crâne du Christ. De roi des Chrétiens, voilà le roi des ouvriers tchèques, envoyé en pâture aux Allemands, sacrifié pour la grande cause. Même le grand-père du héros était moins insignifiant que cet avatar de l'épuisement national, de l'abandon et du laisser-aller. Alors que son ancêtre était un fier magicien qui s'était tenu debout face aux Panzers nazis, Milos apprendra péniblement dans cette présente quête de maturité à tenir tête à l'ennemi qui voudrait lui dicter une vie de bon travailleur de l'état, voire de collabo.

En refusant d'aider les nazis a transporter soldats et munitions à travers cette petite gare si insignifiante et déserte qu'il ne peut s'y jouer de drame humain qu'entre ses employés désabusés, Milos suit les conseils de son supérieur, un homme qui a la vie facile avec les femmes, un homme qui n'hésite pas à se rebeller ni a convaincre ses confrères de l'urgence d'agir. Pour Milos, il ne fait plus de doute que ses problèmes de dysfonction érectile et son patriotisme chancelant sont liés. Pendant qu'il en vient à cette conclusion qui l'atterre, le spectateur, lui, comprend qu'il y a, entre ce jeune garçon à l'air égaré qui échoue à consommer l'amour d'une fille qu'il désire et l'échec à venir du « socialisme à visage humain », une corrélation terrible. D'abord, dans cet emblématique plan latéral où le train les sépare, cristallisation du génie burlesque de Menzel, ensuite dans cette perte de virginité qui, bien qu'elle réjouit Milos, n'est pas celle qu'il idéalisait (incapable de faire l'amour à sa flamme, il n'y parviendra qu'avec une femme facile anonyme, trouvée au hasard sur un banc de la gare). Le sauvetage du peuple par l'idéal chéri ne sera pas possible. La troisième voie politique sera sabordée, prévient le devin Menzel à l'affût du fait que les révolutions tranquilles sont étouffées par le compromis et le triomphe du « bon sens ».

Milos sera le sacrifié de cette prise de confiance, donné à l'Histoire pour qu'elle se rappelle des méfaits de la naïveté dans un climat de troubles politiques. « Les Tchèques sont des animaux dociles », s'exclame le représentant du IIIe Reich en regardant la caméra, soit le spectateur tchèque des années 60 accusé de se faire passer sur le corps par l'étranger, mais aussi d'avoir les préoccupations d'un animal (lire: s'accoupler). Ce commentaire, l'antagoniste le fait au moment où Milos est abattu en installant une bombe sur un train militaire nazi. Rejoignant pour la première fois les rails, s'écroulant sur le wagon de queue du convoi, le jeune homme s'inscrit finalement dans le grand théâtre du film: les rails et les trains allant et partant sont la scène, puis la gare fait office de fosse pour l'orchestre, lieu clôt et peu considéré par les villageois et par le public. Comme si toutes les voix des employés s'unissaient régulièrement pour accompagner et commenter l'action se déroulant sur les rails (c'est aussi par celles-ci que vont et viennent les représentants d'Hitler), elles appuient la mise en scène d'un argumentaire où la loi et le discours officiel suivent les rails et où le commentaire social, engagé et humain prend naissance en périphérie des poutres de fer parallèles, symbole d'une mise en relation forcée et profondément clouée au sol.

Voilà pourquoi, au fond, Menzel confère à sa fable humaniste et comique le titre de Trains étroitement surveillés, nous invitant nous aussi a surveiller ces trains politiques passant quotidiennement sous notre nez, qui transportent des marchandises de toutes sortes et que le jeune Milos, sans trop s'en rendre compte au départ, aiguillait sans jamais se demander comment son travail apparemment anodin s'inscrivait dans un conflit mondial, dans la lutte d'un monde déséquilibré, désaxé. À l'image de l'humanité, le fils Milos (pour filer la métaphore christique, nous dirait l'auteur) est une des figures les plus engagées de la Nouvelle Vague, et ce, précisément par sa posture apolitique. Inconscient, inoffensif, son geste final vient racheter l'inaction : chaque individu est responsable, en dépit de sa potentielle lâcheté ou de sa timidité à s'affirmer comme citoyen du monde, d'observer le fil des événements, le train de vie de ses dirigeants et de leurs intendants. En contournant les pires clichés du militantisme populiste, Closely Watched Trains éclipse la question de l'engagement et nous soumet, sans alternatives, sans portes de sortie sinon l'assouvissement, à la responsabilité systématique, sans repos, sans exception, de nos actes et de ceux qui nous gouvernent.
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Critique publiée le 18 décembre 2012.