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Klute (1971)
Alan J. Pakula

Sous intime surveillance

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Klute n'apparaît pas, d'emblée, comme un film politique. Ce qui saute d'abord aux yeux, c'est la franchise de son rapport au sexe - sa volonté d'exposer non seulement l'acte lui-même, mais aussi tout l'appareil social, économique et discursif érigé pour encadrer la sexualité. Et pourtant, le film d'Alan J. Pakula établit parfaitement les bases d'une complexe trilogie politique que compléteront habilement The Parallax View (1974) et All the President's Men (1976); deux films qui aborderont pour leur part de front la question du politique, mais qui, essentiellement, le feront par l'entremise de thèmes qui sont déjà explorés ici.

En effet, c'est la question du contrôle qui est abordée par l'entremise de cette mise en scène assumée de la sexualité - une sexualité qui s'exprime bien évidemment par le biais des corps, mais aussi de la parole, omniprésente. Car bien que la sexualité soit montrée dans Klute, elle est surtout dite; dite puis répétée, par le biais d'un enregistrement sonore qui résonne tout au long du film tel un leitmotiv obsédant. Répétée, puis démontée, exposée en pièces détachées à cette psychologue qui écoute Bree (Jane Fonda) alors qu'elle cesse de jouer son personnage de callgirl le temps d'une confession.

La sexualité, en devenant ainsi l'objet d'un discours, devient un rapport de force qui s'insinue entre les individus - qu'elle s'inscrive dans une logique marchande, comme c'est le cas avec la prostitution, ou dans cette mécanique du dévoilement à laquelle l'y incite l'appareil psychanalytique. En se révélant ainsi à l'autre, les êtres s'exposent et dévoilent  en même temps que leurs désirs les plus intimes, leurs faiblesses les plus secrètes. Bree domine ses clients dès lors qu'elle leur donne l'impression de libérer leurs fantasmes, les contrôle dès lors qu'ils se sont mis à nu, que son petit jeu de séduction a réussi.

Or, à force d'intimités violées, le film de Pakula nous révèle surtout qu'il n'y a plus de « secret » possible et semble insinuer, annonçant en ce sens The Conversation de Francis Ford Coppola, que la vie privée n'est plus à l'abri d'une surveillance quasi totale par le corps social. Voilà ce sur quoi repose ici le suspense, voilà la nature même de l'étau qui se resserre à chaque minute; il tient surtout à cette étouffante sensation d'un dévoilement forcé, d'un voyeurisme qui dépasse les bornes et dont le spectateur serait le complice tout-puissant, invité à espionner du haut de sa position privilégiée les fantasmes des autres.

Pakula procède ainsi à une subversion du principe même de spectacle, plaçant le public en quelque sorte face à lui-même dès lors qu'il le met en présence d'un autre spectateur-auditeur, l'assassin, qui est en somme son double diabolique à l'écran. Une subversion qui est aussi celle du désir lui-même, du désir sexuel qui est attisé en étant mis en scène, mais aussi du désir de voir, de savoir, que le cinéma satisfait. La mise en situation est en ce sens parfaite. On y voit d'abord une famille en apparences heureuse, rassemblée autour de la table de la salle à manger; puis cette image, iconique, d'une bande magnétique perçant le voile socialement convenable de cette illusoire unité en exposant les pulsions qu'elle cherche à enterrer.

Oeuvre charnière, repoussant les limites de la représentation du sexe dans le cinéma populaire américain, Klute dépasse les attentes du spectateur, lui donne à voir ce qu'il désire et plus encore. Mais à quel prix? À celui de l'intimité qui, épiée, est dénaturée dès lors qu'elle est enregistrée et fait l'objet d'un discours, s'inscrivant ainsi dans une logique de pouvoir qui nie à la vie privée jusqu'à son droit d'exister. Mais le malaise semble plus profond encore, parce qu'en même temps que le droit à l'intimité, c'est une liberté plus fondamentale qui semble mise en danger.

Klute, après tout, est un film politique, un film sur la suppression systémique des droits individuels. Sauf que le politique y est invisible et, en ce sens, d'autant plus inquiétant qu'il est partout et se terre plus précisément à l'endroit même où on le croyait absent - dans le repaire clandestin des désirs et fantasmes où l'individu se croyait à l'abri des regards. S'infiltrant dans l'intime pour asseoir son autorité, le pouvoir n'a plus une forme fixe, mais se déploie plutôt tel un réseau de plus en plus complexe de relations, de dispositifs limitant par divers moyens voilés la liberté des corps qu'il assujettit.

À cet égard, le microcosme de la prostitution s'avère un cas exemplaire que le film utilise ingénieusement pour exposer sa thèse : au-delà de la relation avec le client, le proxénétisme et la dépendance à la drogue témoignent de cette mécanique de domination et de soumission qui dicte la nature des échanges entre les êtres. Dès lors, le tueur obsédé n'apparaît plus comme un simple désaxé hors-norme, mais, au contraire, comme la perversion logique du système qu'il exemplifie. Celui-ci tire son plaisir de l'écoute, de la surveillance, du sentiment de pouvoir que lui procure ce rapport particulier au réel qu'est celui de voir sans être vu.

Or c'est le spectateur, qui partage avec lui ce privilège, dont la position est au final remise en question et qui, de retour dans le réel, est confronté à un rapport de forces différent. Peut-être, subitement, se sent-il à son tour observé? Peut-être remet-il en question son rapport à l'image? Chose certaine, Klute sème le doute, annonçant l'ère de la paranoïa en Amérique, l'ère des complots, de la désillusion… tout ça sans jamais aborder directement l'objet de ses craintes les plus intimes, en opérant à la lisière de l'explicite.
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Critique publiée le 2 décembre 2012.