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Cloud Atlas (2012)
Tom Tykwer, Lilly Wachowski et Lana Wachowski

Les temps de la révolte

Par Jean-François Vandeuren
Si plusieurs les auront accueillis comme les nouveaux sauveurs du cinéma de science-fiction, voire commercial, lors de la sortie de The Matrix en 1999, la suite du parcours des frères Wachowski n’aura pas toujours été saluée avec autant d’enthousiasme. Suite à deux épisodes plutôt décevants ayant complété une trilogie qui n’aurait peut-être pas dû en être une, le duo aura effectué un virage à 180 degrés en réalisant un film destiné à un public beaucoup plus jeune, spectacle dont les couleurs vibrantes n’auraient d’ailleurs pu contraster davantage avec les tons de vert et de gris emblématiques de la création ayant fait leur renommée. Échec commercial et critique, Speed Racer et ce renouvellement imposé par ses instigateurs auront été jugés très rapidement - et beaucoup trop sévèrement - quand l’entreprise se révélait pourtant être l’un des derniers grands divertissements pour enfants que nous ait offert Hollywood. Pour effectuer un retour en force, Andy et Larry - devenu Lana en cours de route - ne pouvaient que regarder vers le haut et auront trouvé en l’imposant Cloud Atlas du romancier britannique David Mitchell un projet à la hauteur de leurs ambitions démesurées. Un opus pour lequel le duo aura d’ailleurs eu besoin d’une troisième tête, en l’occurrence celle de l’Allemand Tom Tykwer - qui s’était déjà risqué à l’adaptation en portant à l’écran Le parfum de Patrick Süskind en 2006 -, pour mettre en images la moitié des intrigues se chevauchant ici d’une manière on ne peut plus frénétique. Une production de cette envergure comportait évidemment sa part de risques et autant Cloud Atlas laisse paraître une quantité non négligeable de faux pas, autant l’exercice dans son ensemble, et particulièrement la façon dont il a été orchestré, mérite que l’on s’y intéresse.

Il faut dire que nous nagerons dans le mystère le plus total durant plus de la moitié des quelques 164 minutes sur lesquelles s’étale cette intimidante fresque cinématographique avant de pouvoir finalement commencer à faire la lumière sur les liens unissant chacun de ces récits au-delà des éléments clairement mis en évidence. Si l’ensemble peut, certes, sembler inutilement déroutant à l’occasion, la nécessité d’une telle démarche, n’étant pas sans rappeler le casse-tête narratif auquel nous conviait le puissant 21 Grams d’Alejandro González Iñárritu, sera néanmoins rapidement démontrée. Cloud Atlas entrechoquera dès lors les histoires d’un notaire américain ayant souffert d’un mal étrange durant un voyage au coeur du pacifique au milieu du XIXe siècle, d’un éditeur anglais piégé par son frère, d’un compositeur homosexuel cherchant à laisser sa marque à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, d’une journaliste enquêtant sur la mort suspecte d’un scientifique durant les années 70, d’une servante arrachée aux griffes d’un système totalitaire dans un lointain futur, et du membre d’une tribu primitive évoluant dans un monde post-apocalyptique. Tous arborent quelque part sur leur corps une étrange tache de naissance ressemblant à une étoile filante. Et tous seront confrontés à une situation, à une réalité, dont ils devront trouver le moyen de s’échapper. Dans la foulée, les trois cinéastes visiteront autant d’époques que de genres cinématographiques, allant du film d’anticipation au drame d’époque en passant par le thriller politique et la comédie typiquement britannique. L’initiative souffrira inévitablement dans ses premiers élans de ce trimbalement continu auquel il soumet son auditoire entre des situations et des images inspirant parfois des émotions diamétralement opposées, le cinéma, contrairement à la littérature, ne bénéficiant pas de ce « temps suspendu » pour permettre à une telle trame narrative de toujours évoluer sans anicroches.

Mais à l’image du superbe morceau de musique auquel le titre du film fait référence, la structure scénaristique de Cloud Atlas se déploie elle aussi comme une symphonie, avec ses montées dramatiques on ne peut plus appuyées et sa progression menée tambour battant, à travers le montage très « musical » d’Alexander Berner. L’idée mènera ultimement à un long et percutant crescendo au cours duquel tous les récits révéleront petit à petit leur sens commun. Mais contrairement, par exemple, au dessein similaire, mais beaucoup moins précis, et encore moins pertinent, que tentait de réaliser Jean-Marc Vallée avec son Café de Flore, ces liaisons s’effectueront principalement ici sur le plan idéologique plutôt que de n’être que de simples stratagèmes devant unir les différentes intrigues d’une manière plus ou moins sensée. Il ne sera pas vraiment surprenant de découvrir alors que l’essence de Cloud Atlas repose sur le concept de révolte, thème phare de l’oeuvre des frangins Wachowski. La rébellion contre le système (littéralement) dans The Matrix, contre le pouvoir politique dans V for Vendetta (que le duo avait produit et scénarisé) et corporatif dans Speed Racer se transforme ici en soulèvement contre l’ordre établi dans ses moindres expressions, entre les manigances des mieux nantis, les régimes totalitaires, les moeurs, les croyances, la mauvaise conscience, etc. Le tout découlant de cette volonté de se tenir debout face à un « ordre naturel des choses » n’ayant souvent rien d’équilibré, de faire exister ce chaos si indispensable à la survie de l’homme et de son humanité. À l’autre bout du spectre, nous retrouvons un Hugo Weaving qui, comme il l’avait fait avec son mythique personnage de l’agent Smith, prête de nouveau ses traits à diverses figures d’autorité incarnant ce sentiment d’oppression des plus menaçants.

Les trois cinéastes feront d’ailleurs prendre des formes aussi improbables que variées aux membres de leur illustre distribution réunissant un Tom Hanks et un Jim Broadbent particulièrement solides, à qui se joignent Halle Berry, Susan Sarandon, Hugh Grant et Jim Sturgess pour ne nommer que les plus connus. Certaines transformations inspireront d’ailleurs plusieurs rires francs chez le spectateur. Et c’est définitivement ce relâchement et cette touche d’humour aussi nécessaires qu’appréciées qui permettent en bout de ligne à la production de ne pas céder sous le poids de ses propres aspirations. Le trio n’aura néanmoins pu éviter tous les obstacles qui se trouvaient sur leur chemin. Plusieurs dialogues sembleront appartenir beaucoup plus à la littérature qu’au cinéma tandis que certains récits paraîtront beaucoup trop accessoires durant la majeure partie du film. Évidemment, réussir à garder le public dans un tel état de confusion pendant aussi longtemps peut autant être perçu comme un coup de maître que finir par devenir particulièrement problématique, surtout dans un film d’une durée aussi excessive. Les trois réalisateurs parviendront à se tirer d’affaire en soulignant justement d’une manière assez habile la petitesse de ces histoires dans l’Histoire avec un grand H, expliquant qu’une importance aussi marquée ait été accordée à leurs résolutions avant tout le reste. Le tout en plus de mettre l’accent sur leur rapport d’interdépendance en nous amenant à réaliser que les unes n’auraient certainement pas eu le même impact sans les autres. Appuyé par une mise en image on ne peut plus léchée et les sublimes compositions signées Tom Tykwer et ses confrères Reinhold Heil et Johnny Klimek du groupe Pale 3 (responsable de la musique de la quasi-totalité des réalisations du cinéaste allemand), Cloud Atlas s’impose ainsi comme une oeuvre colossale, mais fragile, fascinante, mais imparfaite.
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Critique publiée le 26 octobre 2012.