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Colt Is My Passport, A (1967)
Takashi Nomura

À l'Est de l'Ouest

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le thème d'ouverture, rappelant très nettement Morricone, offre un indice probant de l'atmosphère régnant sur l'excellent A Colt Is My Passport de Takashi Nomura. Trois ans se sont écoulés depuis que Sergio Leone a emprunté à Akira Kurosawa les grandes lignes (et plus encore) de son fameux Yojimbo (1961) pour réaliser A Fistful of Dollars et, déjà, l'esthétique du cinéaste italien commence à avoir une nette influence sur celle des Japonais – notamment en ce qui a trait à sa manière très esthétisée, presque fétichiste, de filmer la violence.
 
Alors qu'autrefois les films de gangsters de la Nikkatsu puisaient surtout du côté du film noir américain, A Colt Is My Passport annonce, avec une série d'autres titres, une nouvelle modernisation du genre. Modernisation qui ne puise pas uniquement du côté du western spaghetti, comme le prouve une formidable entrée en matière évoquant tant la rigoureuse précision d'un Jean-Pierre Melville que les premiers James Bond de l'ère Connery. La populaire série britannique avait d'ailleurs servi d'inspiration au Black Tight Killers de Yasuharu Hasebe, l'un des gros succès de la Nikkatsu l'année précédente.
 
Si Hasebe employait de telles références à des fins parodiques, Nomura demeure pour sa part plus sérieux, comme en témoigne cette spectaculaire séquence d'ouverture où sa mise en scène s'applique dans un premier temps à dévoiler les minutieux préparatifs d'un assassinat pour ensuite répéter le schéma, presque plan par plan, au moment de l'exécution. L'instant du déclic fatidique est rendu presque mélancolique par l'emploi d'une trame sonore minimaliste, seul le piaillement régulier d'un oiseau se faisant entendre tandis que le tueur attend le bon moment pour abattre sa proie. Les meilleures scènes du film sont celles où une telle épuration répond à l'intensité de l'action.
 
On peut dire que la relation à la fois conflictuelle et symbiotique entre l'Occident et le Japon, alimentée par les tensions sociales et politiques issues de l'occupation du pays par l'armée américaine, constitue sur le fond l'un des thèmes fondamentaux du cinéma d'action de la Nikkatsu – et de la Nouvelle vague japonaise dans son ensemble. On pense, par exemple, à la valeur symbolique de cette chaotique scène de bagarre du Tokyo Drifter (1966) de Seijun Suzuki qui se déroule dans un saloon d'inspiration western; ou encore au Stray Cat Rock : Sex Hunter (1970), autre succès de Yasuharu Hasebe dans lequel le métissage ethnique constitue la source d'un conflit explosif entre une bande de criminels et le gang de jeunes délinquantes dirigé par l'inimitable Meiko Kaji.
 
S'il ne s'agit pas à proprement parler du sujet de A Colt Is My Passport, l'influence profonde de l'Ouest sur l'Est s'avère une clé essentielle pour traiter de l'esthétique résolument moderne du film – parce que l'histoire de la modernisation du Japon est inévitablement celle de son occidentalisation. Culturellement, mais aussi économiquement, il s'agit d'une « pression » inévitable : les jeunes spectateurs, très vite entrés en contact avec le cinéma importé des États-Unis ainsi qu'avec sa musique et ses modes, n'ont que faire de traditions héritées du Japon d'avant-guerre, vestiges d'une société qui leur paraît totalement étrangère même si dans les faits une seule génération les en sépare.
 
En s'inspirant de cinéastes américains et européens en vogue, les réalisateurs de la Nikkatsu répondent donc dans un premier temps aux exigences de leur public cible. Ils font des films qui correspondent aux attentes de celui-ci, bien plus que les référents historiques « vieux jeu » des jidai-geki d'Akira Kurosawa ou même de ceux, plus audacieux, que signera Hideo Gosha à partir de 1964. Il serait toutefois injuste de réduire cette tendance au fruit d'un raisonnement strictement commercial.
 
Que des cinéastes tels que Nomura se soient approprié des éléments esthétiques étrangers dans le but de les intégrer au style « classique » de la Nikkatsu, d'emblée très occidental, explique en grande partie ce remarquable dynamisme caractérisant la production du studio. Il explique aussi qu'en dix ans, le genre se soit métamorphosé à un point tel que l'akushon deviendra bientôt la nyu akushon. Mais si A Colt Is My Passport annonce à sa manière la transition en cours, il n'adopte pas le style frénétique du genre naissant – préférant conserver son sang-froid, relâcher la tension par de brèves et subites effusions de violence.
 
On pense notamment à cet enlevant duel final dans un terrain vague aux allures de désert, qui contient l'un des travellings parmi les plus enlevants de toute l'histoire du cinéma d'action – formidable pièce de résistance qui se termine sur un épique face-à-face opposant Jo Shishido à une voiture fonçant droit sur lui. La scène est magnifique, non seulement parce qu'elle est parfaitement mise en scène mais aussi parce qu'elle fait de son personnage un héros plus grand que nature. Elle résume qui plus est, et ce en un simple affrontement iconique, ce discours individualiste libérateur que partagent les films de la Nikkatsu. Elle le réduit à l'urgence prenante de cet ultime instant de vérité où Shishido prouve qu'il est vraiment ce « survivant » qu'il prétendait être plus tôt dans le film – qu'il survit non seulement aux plus insurmontables dangers mais aussi aux systèmes qui visent à l'écraser.
 
A Colt Is My Passport se termine ainsi sur une image à la fois triomphante et nihiliste, Shishido se relevant contre toutes attentes et marchant péniblement vers l'objectif. Ayant en quelque sorte survécu à son propre suicide, à cette fin honorable à laquelle il s'était préparé, notre « héros » est de nouveau confronté à la solitude, au néant étourdissant de ce paysage de fin des temps duquel se détache sa silhouette. Mais il n'a nulle part où aller, nulle part sinon droit devant, parce qu'il faut continuer de marcher quand on est un survivant. La caméra cadre de près son visage. Il n'en a pas fini de souffrir.
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Critique publiée le 24 septembre 2012.