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Elena (2011)
Andrey Zvyagintsev

L’Homme au-delà du bien et du mal

Par Mathieu Li-Goyette
Ce n'est certainement pas un hasard si le premier plan du troisième film d'Andrey Zvyagintsev ressemble autant aux premiers de La ballade de Narayama de Shohei Imamura : attention d'abord portée aux animaux et à l'environnement avant de jeter son dévolu sur l'Homme, cette décision de mise en scène en dit long sur le travail de l'auteur du Retour (2003). Déjà lors de son premier film, le Russe était parvenu à nous introduire dans le quotidien d'une famille en déroute, à nous rendre intime la relation qu'entretenait deux frères dont le père revenait tout à coup d'un voyage inconnu. Retirant couche après couche les épaisseurs anesthésiées du noyau familial, l'auteur se frayait un chemin jusqu’au centre noir d'une douleur, une matrice carburant à l'hypocrisie, mais surtout à l'instinct de survie – il n'y avait pas, à dire vrai, un monde de différences entre les animaux et les hommes qu'ils scrutaient.
 
Ce rappel que la nature nous observe, moins présent ici qu'il ne l'est symbolisé chez Imamura, déteint néanmoins sur la mise en scène de Zvyagintsev qui s'intéresse au moins autant aux décors qu'aux personnages qui y rôdent. La caméra joue sur les dimensions de l'espace, préconise à la fois les travellings gauche-droite et ceux vers l'avant et vers l'arrière; ici, le style méditatif que l'on préfère voir à l'occasion de l'écroulement de nos structures quotidiennes (la famille, les institutions, le travail) ne cache jamais sa manipulation par un fin marionnettiste prenant soin de ne pas laisser libre cours à la causticité des plans du cinéma contemporain tranquille. Il refuse – passez-moi l'expression – de nous laisser en plan face au plan, de nous imposer une débrouillardise que doit avoir le spectateur moderne vis-à-vis des œuvres les plus austères... Il faut dire que les compositions de Philip Glass, écrites pour le film, aident à lui conférer cette rythmique enfouie dans sa stabilité.
 
En ce sens, Elena n'est ni un film machiavélique (même si son sujet l'est), ni un film volubile (même si sa mise en scène l'est). Récit d'une belle femme sexagénaire superbement interprétée, généreuse de son temps et de son amour, on la verra sombrer dans un réseau de contraintes dont elle ne ressortira pas indemne. Pour avoir marié un bourgeois rencontré dans un lit d'hôpital, l'ex-infirmière issue des basses classes de la société russe sera nécessairement observée comme une profiteuse, une sangsue n’attendant que la mort de son riche conjoint…
 
Or les premières scènes d’Elena s’efforcent de nous prouver le contraire, de nous démontrer que ce qui la pousse finalement à tuer son mari d’une surdose bien calculée au Viagra n’est qu’un dernier recours, que le dernier soubresaut d’une relation à peu de choses près parfaite. Ayons foi en Zvyagintsev qui ne provoque l’assassinat que par nécessité : Elena supporte un fils assisté, incapable de prendre soin de son propre fils membre d’un gang de rue qui n'a pas les bulletins pour être boursier (unique salut pour contrer les frais de scolarité). Mais la faute n’en revient jamais à la classe même des personnages. Il est en effet clairement indiqué, par le mari d’Elena, qu’on parvient à ses fins dans cette vie à force de persévérance et de convictions; n’ayant que celles de cracher du haut de son balcon en buvant des bières, la lignée de la dame manque de cœur au ventre.
 
Et c’est là que nous en revenons à notre Shohei Imamura qui n’aurait certainement pas renié cet arrière-plan de meurtre pour mettre en scène les ponts dressés entre la bourgeoisie et la pauvreté ou, comme il le disait lui-même, le résultat d’une basse classe sociale qui s'entremêle avec la haute et vice-versa. Dans Elena, la dame est une femme de coeur et son conjoint est homme de raison. Elle souhaiterait aider sa progéniture, mais aussi son mari déprimé. Elle cherche à donner du réconfort tandis que lui cherche la logique, la stabilité et les bonnes conduites. Refusant d'aider le petit-fils d'Elena parce qu'il le sait incapable de faire des études, il opte pour la discipline plutôt que la compasion; infirmière jusque dans ses gênes, Elena ira même à l'église pour y trouver du réconfort à redistribuer. Tous deux représentants d'une classe de la société, leur mariage les unit sans effacer leurs origines. Entre le monde des riches et celui des pauvres, Elena prend le train, impose une connexion entre deux sphères privées qui ne se seraient jamais frôlées. À cet égard, on voit bien comme le mari riche, lorsqu’il part faire sa journée, se véhicule à l’abri d'autrui, va dans un gym huppé où il est avec des gens, certes, mais avec des gens comme lui.
 
C’est donc cet hermétisme qui se fracture dans Elena. Ces deux sphères de cristal s’entrechoquent et éclatent, chacune à leur manière, provoquant une suite d’injustices dont la vieille dame, si elle en est l’instigatrice, n’en est pas la planificatrice. Les personnages de Zvyagintsev évoluent ainsi dans une tragédie contemporaine sur l’écart grandissant entre les riches et les pauvres qui parvient toutefois à briser la dichotomie balancée habituellement par les protestations d’une part et par l’indifférence d’autre part. Rien de schématique ne subsiste. Elena est un film sur l’équilibre déséquilibré qui se refuse lui-même à la binarité dès que la fille du défunt, jeune rebelle, toxicomane et bourgeoise, débarque dans une situation tendue. Venant rendre visite à son père quelque temps après sa crise cardiaque malchanceuse, on lui reproche de ne jamais lui parler tandis qu’elle l'accuse de l’avoir éduquée dans l'opulence (sous-entendu: un monde où les priorités sont matérielles et non humaines). Et l'homme de raison, pour une fois, se laissera piéger par son coeur.
 
En creux du microcosme qu’est celui des écarts de richesse, Zvyagintsev parvient à trouver un macrocosme moins précis, de l’ordre de l’humanité plutôt que du capitalisme. Constat? Elena porte surtout sur l’isolement d'individus, sur la diffculté de communiquer entre eux et de trouver une juste mesure commune entre le coeur et la raison. Dès qu’elle a su, à son départ de l’hôpital, qu’il léguerait finalement une grande part de ses biens à sa fille avec qui il venait de se réconcilier, elle a cru qu’il en serait fini de son petit-fils, qu’il allait devenir militaire et qu’on la plaçait là devant un dilemme moral des plus cruels : achèvera-t-elle un homme malade pour donner une chance d’avenir, sa seule, à son petit-fils?
 
La question, si elle demeure insolvable, se résout néanmoins par le lien du sang. « Que ferais-tu si ton petit-fils risquait l’armée? », lance-t-elle au mari condamné pour avoir lui-même privilégié sa propre fille. L’objectivité s’efface, la justice aussi, tout comme la morale d’une femme aimable qui tuera tranquillement comme s’il était possible de rendre la mort tranquille… Imaginé dans le cadre d’une série d'oeuvres tournées par quatre cinéastes différents avec comme thème la fin du monde, celui de Zvyagintsev demeurera certainement le plus subtil, le moins fantasque, car il semble que pour une première fois, à quelques films près (voir Le cheval de Turin), la fin du monde ne vienne pas d’en haut, ni même d’en bas. Elle vient d’ici, d’en dedans, de cette chose qui nous ronge visiblement tous, mais qui n’est pas que du cynisme, ni du désespoir. Il y a quelque chose comme la condition humaine que l’on perd au fil du temps et d'une oeuvre qui nous montre nous, nous décomposer à la vue de décomposés. Elena est un film presque sans espoir. « Presque » parce que son avant-dernier plan fixe un bambin… Reste à savoir s’il classera, lui, le monde entre riches et pauvres ou si, miraculeusement, cette génération pas encore née trouvera le moyen de nous extirper définitivement du manichéisme ambiant.
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Critique publiée le 31 août 2012.