WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Laurentie (2011)
Mathieu Denis et Simon Lavoie

Voir un ami pleurer

Par Mathieu Li-Goyette
Les premières lignes banales du dialogue coupent vers un couple qui fait l'amour sans nécessairement s'aimer, mais qui s'exécute néanmoins devant la caméra de Simon Lavoie et Mathieu Denis (son ami monteur venu le rejoindre à la mise en scène). La caméra salit le réel à défaut de vouloir le magnifier. Elle s'impose dans l'intimité pour lui retirer son lustre érotique. Découpé en trois parties (« Fantômes », « Tumultes » et « Abîmes »), Laurentie cite de la poésie pour rattraper son style sans concession où se superposent le désir de faire de belles images à celui d'engouffrer le spectateur dans le monde de Louis, un Montréalais de 28 ans misanthrope et enfermé dans une terre faite de lyrisme qui s'appellerait Laurentie, soit la nation québécoise telle qu'il l'entend résonner par la bouche des artistes romantiques qui l'ont foulée avant lui.
 
Le grand drame de Laurentie, c'est d'avoir oublié que dans cette coupe, entre cette arrivée dans une gare d'autocars et le passage au lit, il y a toute la vie, tous les moments où le malaise cesse et où les individus se rejoignent, où la béance qui semble parfois nous séparer l'un de l'autre se remplit. Mais Laurentie ne filme que la béance, que l'écart entre la vie et la dépression. Le film en veut au monde ambiant, à l'anglo, à l'autre moitié des deux solitudes que Louis prendra en grippe parce qu'il est lui-même un assimilé, un résistant naturel qui s'est refusé l'apprentissage de la langue anglaise. Voyant dans son voisin le symbole de cet Autre envahissant, il se fait le spectre de sa présence, l'habitant silencieux écoutant sans cesse les faits et gestes de la « tête carrée » (qui, en plus, n'est pas un Canadian, mais un fils d'immigré).
 
Puis il y a cette autre scène, celle où Louis refuse d'aller dîner avec ses collègues pour rester dans sa cabine de technicien vidéo et se masturber devant des vidéos pornos qu'il cache sur son ordinateur. La caméra, fixe depuis des minutes, ne pivotera qu'à l'arrivée des premiers gémissements; lorsque le panoramique vers la gauche se conclut, Louis descend sa braguette et se « branle ».
 
C'est aussi cru que ça, aussi « dans-ta-face » et ce le sera deux heures durant jusqu'à culminer, en plein centre du film, dans un long plan-séquence d'une quinzaine de minutes où Louis et ses compatriotes sirotent une bière sans dire un mot au son de Jean Sibelius. En fait, d'Anne Hébert à Saint-Denys Garneau en passant par Hubert Aquin, Laurentie est une œuvre qui repose tellement sur la citation que son générique de fin s'ouvre par la bibliographie de ces textes placardés violemment contre l'image qui ne sont pas sans rappeler ceux de Xavier Dolan. Pourquoi cette connivence entre la mise en scène et le corps de Louis? Pourquoi, à choisir entre le hors champ et le champ, les réalisateurs optent-ils pour l'angle le plus obsédé, le cadrage qui met le moins en valeur les individus au profit d'une peinture de la laideur? Blindés par leurs textes, fiers de leur dissertation, les auteurs tentent d'isoler un cas pathologique pour prouver un point qui est celui de notre assimilation progressive et de notre mal-être national. Intelligente, leur réalisation l'est toute autant que leur direction photo (signée Nicolas Caniccionni, valeur sûre du cinéma québécois indépendant), leur montage et la direction de leurs acteurs systématiquement géniaux. Pour un film financé avec des pacotilles, l'atmosphère qu'il parvient à établir est, en soi, sa plus grande réussite.
 
Mais un truc cloche. Des cendres de leur pessimisme unilatéral surgît non pas un sentiment de colère collective, mais plutôt l'impression qu'un filtre gris recouvre le regard des cinéastes, qu'un pas en arrière manque cruellement à une démarche maîtrisée, mais, au fond, adolescente : il ne suffit pas de crier que tout est laid et que tout est en décrépitude. Bien que nous n'attendions pas des solutions, nous souhaitions au moins de la maturité, à commencer par celle de dire comment nous en sommes arrivés là et où nous nous dirigeons à présent. Hébert écrivait déjà en 1950 dans son tout premier roman :
« Je n'ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes heures. Aucun calendrier ne compte mes années. Je suis dissous dans le temps. Règlements, discipline, entraves rigides, tout est par terre. Le nom de Dieu est sec et s'effrite. Aucun Dieu n'habita jamais ce nom pour moi. Je n'ai connu que des signes vides. » (Le Torrent, Anne Hébert)
Elle parlait d'un malaise personnel pour synthétiser un manque national d'illumination. Elle invitait ses lecteurs à prendre du recul en restituant ses personnages dans un monde de fortes personnalités où une subjectivité critique s'insinuait, cette petite voix de l'enfance provinciale qui sera plus tard la mine d'or de Ducharme, de Ferron et de bien d'autres.

Alors que le Québec avance, le film de Lavoie et Denis semble dangereusement stagner dans la mesure où sa substance dramatique se crée à partir du malheur hérité d'une Histoire sur laquelle nous n'avons plus aucun pouvoir; seule celle à venir est encore en mesure de changer. S'ils n'avaient pas pris la poésie d'Hébert au pied de la lettre et avaient plutôt opté pour un certain recul, leurs personnages évolueraient avec le Québec. Ils auraient été les précursseurs de ce printemps tandis que maintenant, ils ne nous apparaissent que comme le frein de la nation, le symbole d'une colère archaïque et sans issues. Laurentie serait l'aboutissement d'une génération sans espoir, en colère parce qu'elle s'est aveuglée dans le nihilisme...
 
Saint-Denys Garneau écrivait pour sa part qu'il s'attendait à ce que les générations futures « décomposent l'univers devant [lui] et le reconstrui[sent] à débordements de tous cadres » et c'est un peu de ce ton qu'on espérait de ce grand frère de film, ce désir de voir en l'avenir une lueur qui n'est pas celle de la prison qui accueillera Louis à la toute fin de son périple. Être humain ayant échoué à être un digne fils de la Laurentie, son odyssée psychopathe se veut celle d'une génération, car en forçant la participation de nos meilleurs poètes, elle s'offre comme une synthèse d'un Québec dans lequel le politique s'est entremêlé dangereusement avec l'économique et le partisan. Tressant ces trois matières en une conclusion noire, on croirait que le meurtre commis par Louis est de l'ordre de l'inéluctable: parce qu'il a vécut en Laurentie, qu'il était si cultivé et si désinvolte, son parcours est tracé d'avance. Les auteurs se portent ainsi garants de leurs concitoyens et prétendent qu'à force d'insultes et d'impasses, le Québécois allumé en finira par les poings et la révolte pure et simple.

Ce n'est qu'en revoyant l’œuvre après tout ce tumulte printanier qu'on se dit soudainement qu'il est là, l'écart entre la génération X et ceux qui ont suivi, entre les colériques et les idéalistes, entre les Québécois témoins d'une seconde défaite au référendum et les autres qui ne l'ont pas vécue. Voilà la colère qui est en nous, dit Laurentie, celle de la défaite, de notre prison provinciale qu'on nous impose. C'est une colère triste qui n'est pas nécessairement partagée, mais certainement comprise par nous et par tous ceux qui voudront voir dans ce film un cri d'alarme plutôt qu'une parabole s'enracinant dans l'esprit d'un dérangé. Cette colère, il ne nous reste plus qu'à la recevoir comme celle d'un ami dépressif aux prises avec des démons que l'on ne voit pas toujours, une colère incomparable, même à « tous ces hommes qui sont nos frères, tellement qu'on n'est plus étonné que, par amour, ils nous lacèrent ».
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Critique publiée le 31 juillet 2012.