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Invasion of the Body Snatchers (1978)
Philip Kaufman

L'original et son double

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Les préoccupations propres à un remake donné en disent long sur les préoccupations propres à son contexte de production. Le phénomène de répétition semble en effet accentuer le sens de chaque différence caractérisant la nouvelle version, ce qui distingue le double de l'original en définissant explicitement le discours. Le fonctionnement du remake repose sur un système d'infimes variations révélant par leur présence la raison d'être de cette opération de réinterprétation qu'il représente.

On pourrait aisément réutiliser cette formule afin de décrire le principe du « body snatcher » lui-même, imitation dénaturant subtilement l'individu, l'adaptant afin de l'assimiler, intégrant le corps modifié à un nouveau corps social. Ce concept brillant, d'une exemplaire simplicité, s'harmonise à toutes les époques, à tous les contextes sociaux : parfait mythe cinématographique, le body snatcher est intemporel et infiniment flexible. La preuve en est que, depuis 1956, les remakes du film de Don Siegel se sont succédés à un rythme régulier au fil des décennies - le plus célèbre de ceux-ci étant à juste titre celui que réalisa Philip Kaufman en 1978, assez fidèle à l'original tout en étant on ne peut plus de son temps.

À plusieurs égards, cette deuxième version d'Invasion of the Body Snatchers s'inscrit dans la logique paranoïaque des classiques de science-fiction pessimiste de son époque - des films tels que Soylent Green (1973), Rollerball (1975) ou Logan's Run (1976), dont il reprend les grands thèmes : aliénation de l'individu, manipulation des masses, dérèglements écologiques. Le film débute d'ailleurs sur une série d'images qui insistent très clairement sur la nature « environnementale » de la menace mise en scène. C'est l'écosystème terrestre qui, dans un premier temps, est attaqué par l'envahisseur extraterrestre; et, rapidement, cette contamination va affecter l'Homme.

Or, à la différence des films de Fleischer ou de Jewison, Invasion of the Body Snatchers se déroule « aujourd'hui », donc dans un environnement paradoxalement inquiétant de par son apparente familiarité. Pas question de déployer la critique sociale par la condamnation d'un hypothétique futur contre-utopique. Le péril, ici, est  actuel; d'où ce climat d'urgence, distinguant d'ailleurs la version signée Kaufman de celle de Siegel, racontée pour sa part sous forme de flashbacks. En évitant cet effet de distanciation, très littéraire, le Invasion of the Body Snatchers de 1978 s'éloigne du maniérisme caractérisant le cinéma de science-fiction des années 50 pour s'insérer plutôt dans un certain courant naturaliste propre au cinéma américain de la décennie 70.

En fait, par son parti pris réaliste, son atmosphère désespérée et ses sous-entendus conspirationnistes, Invasion of the Body Snatchers rappelle aussi (et peut-être même surtout) les grands thrillers de gauche de l'Amérique des années 70 : Klute (1971), The Parallax View (1974) et All the President's Men (1976) d'Alan J. Pakula, ou encore The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola. Des films qui traitent tous, à leur manière, de l'intrusion du social dans la sphère du privé - généralement par l'entremise de technologies permettant une surveillance accrue de l'individu, à son insu. La violation de l'intime par le corps social constitue donc l'un des enjeux fondamentaux de la fiction politique de l'époque - discours symptomatique de l'érosion de la confiance que porte le peuple américain à l'égard de ses institutions, dans le sillage de la guerre du Vietnam.

Ce profond sentiment de méfiance se traduit, en termes esthétiques, par une utilisation quasi systématique du clair-obscur. La photographie de Michael Chapman, mieux connu pour son travail exemplaire sur les Taxi Driver et Raging Bull de Martin Scorsese, explore fréquemment les frontières de la sous-exposition - ce qui donne au film un style brut, cru, qui ne fait qu'amplifier cette impression d'obscénité organique en émanant, conférant une forme tangible au sous-texte sexuel de l'ensemble.

Car Kaufman, en effet, ne se gêne pas pour explorer cette dimension du concept de parasite, cette idée d'une substitution forcée à la reproduction sexuée, d'une violation de l'intimité par l'étranger. L'imposition d'une nouvelle « normalité », par le biais d'un discours unifié niant le principe même d'individualité, évoque évidemment le spectre du totalitarisme. Mais c'est cette intrusion du collectif, du politique dans l'espace intime du sexuel qui confère à la version de Kaufman sa véritable spécificité - son discours sur le contrôle rappelant finalement les écrits de Michel Foucault autant sinon plus que le climat de post-maccarthysme du film de 1956.

Nulle part n'est-ce plus apparent que dans le traitement réservé à ce personnage de psychologue qu'incarne habilement l'inimitable Leonard Nimoy - figure d'autorité paternaliste, apportant un réconfort de nature purement sédative aux individus qui prennent conscience de l'horrible transformation en cours. C'est la stérilité empoisonnante d'une société écartant toute forme de dissension que symbolise Nimoy et ses discours à saveur de psychologie populaire réductrice et manipulatrice. En protégeant la « normalité » du couple, ce qu'il défend de manière si séduisante, car si rassurante, c'est un univers où les apparences, ces doubles qui se substituent progressivement aux originaux, prennent le dessus sur le réel.

Le danger qui est ici dépeint, c'est donc cette aisance avec laquelle une transformation radicale peut être assimilée au coutumier, au point d'apparaître aux yeux de la majorité comme une perpétuation de la normalité. Insidieusement, l'apocalyptique finale du film nous le rappelle par un effet narratif aussi brillant qu'il est terrifiant.

Au bout du compte, cet Invasion of the Body Snatchers arrive par de telles variations à égaler en pertinence et en efficacité l'original dont il s'inspire. On pourrait même affirmer qu'il le surpasse à certains égards. Mais il serait au fond plus juste d'affirmer que les deux films se complètent parfaitement - racontant deux fois la même histoire sans exactement dire la même chose. Au fond, le film de Kaufman dialogue de manière intelligente avec son prédécesseur au lieu de chercher à le remplacer dans la mémoire des cinéphiles. En actualisant le mythe au lieu de se l'approprier bêtement, on peut donc dire qu'il en assure la pérennité - un modèle tout à fait louable auquel devraient souscrire un plus grand nombre de ces innombrables remakes qui, année après année, envahissent nos écrans.
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Critique publiée le 9 juillet 2012.