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Tomboy (2011)
Céline Sciamma

De la répression à la célébration

Par Mathieu Li-Goyette
Moment fondateur de la psyché qu’est celui de la prise en compte des différences, c’est aussi là que commencerait idéalement Tomboy, deuxième film de Céline Sciamma (La naissance des pieuvres : moins maîtrisé, tout aussi merveilleux), en ce lieu de l’esprit où Laure a décidé qu’étant fille, elle aimerait pourtant mieux être garçon. Peut-être en a-t-elle décidé ainsi depuis la naissance de sa petite soeur. Peut-être se disait-elle qu’elle la protégerait plus adéquatement, qu’elle devrait jouer le rôle du grand frère. Peut-être c’était seulement là une question de diversité, de différence : il y a des garçons et des filles, donc si j’ai une soeur-fille, est-ce que je devrais devenir un frère-garçon? Peut-être - c’est même plus probablement la « raison », s’il y en a une, de son allure de garçon - c’était simplement une question d’affirmer son affection pour ses copines, une manière de marquer son homosexualité encore à peine affirmée par un jeu de déguisement tout à fait logique : puisque les garçons aiment les filles, si je veux aimer les filles, je dois être un garçon.

Si l’on se plaît à traiter de l’enfance plutôt qu’à traiter du film, c’est peut-être que ce dernier nous apparaît si simple, si limpide, qu’ajouter des analyses à sa mise en scène reviendrait à vouloir polir ce qui se voulait d’abord mât. Sciamma, la petite Zoé Héran, sa soeur, les jeunes du coin, tous semblent incarner leur alter ego comme s’il en allait de l’improvisation et d’une promenade de santé. Sans pression, sans complexe face à la caméra de la réalisatrice, ils font les enfants brillamment, jouent aux jeux auxquels nous jouions, s’enorgueillissent de la méchanceté des petits, mais aussi de leur innocence et de leur émerveillement constant. Trahisons crève-coeurs, fidélités impossibles, leur monde est filmé à hauteur d’enfants, à cette hauteur de tatami chère à Ozu (qui filma d’abord des enfants, ensuite des adultes), une hauteur qui restitue le spectateur dans l’espace, car les intérieurs sont tout à coup sans plafonds, car la profondeur de champ fait place à l’aplat des murs. Dévidé des distractions, cette hauteur de trépied nous rappelle d’un même geste ce temps où la table de cuisine était l’Everest, où les comptoirs étaient de l’ordre de l’hors-champ et où les séances d’actions ou vérités servaient de cour de justice pour le quartier.

La plongée dans l’univers pré-pubère de Laure n’est pas sans rappeler ce qu’évoquait l’écrivaine Nathalie Sarraute de ses mêmes années d’enfance au début du siècle. Reprenant dans son roman Enfance les plus vieilles années ensevelies sous sa mémoire alors octogénaire, elle rappelait la curieuse moralité du monde, la justice toute naturelle qui berçait l’enfant dans son monde de Nature, un quotidien aux travaux pratique édifiants (apprendre à lire et à écrire, c’est-à-dire apprendre à déchiffrer le monde des adultes), un quotidien d’interactions humaines où s’apprennent pour la première fois des émotions fortes (jalousie, amour, amitié, haine) qu’on se permet encore de troquer contre le bonheur quelques heures plus tard. Au sujet des sexes, elle écrit même ceci : « C’est la première fois que j’y pense, jamais dans ce temps-là cela ne me venait à l’esprit, tant cela me paraissait naturel, allant de soi, mais ce qui me frappe maintenant, c’est qu’aussi bien au point de vue moral qu’au point de vue intellectuel, personne ne faisait entre les hommes et les femmes la moindre différence. J’avais le sentiment… […] C’est vrai, c’était plutôt l’absence de tout sentiment d’une inégalité quelconque ».

C’est que Tomboy porte en creux le drame de cette période où ce qui définit physiquement, aux yeux de tous, la femme - ses seins - n’apparaît pas encore. Plus encore, de drame, il n’y a pas, car la fille type cherche toujours à cacher ses seins, à cacher ce qui la différencie des autres dans cette course au corps adulte dont personne ne veut encore être le gagnant. Ici, c’est en pensant avoir affaire à un petit garçon sortant de son bain, une bonne vingtaine de minutes après le générique, que le spectateur perdra probablement son souffle.

Le petit homme était une fille, nommée Laure qui plus est, et sa famille ne semble pas du tout à l’affût de ses jeux de rôle. Dès lors, une menace plane, celle de voir sa famille surprise par l’irruption d’un « Mikaël », mais aussi que ce dernier soit démasqué par sa petite amie Lisa. Triple angoisse, car le début des classes s’annonce tragique avec la prise des présences, avec les communications des professeurs avec les parents, avec l’institution qui, comme dans le roman autobiographique de Sarraute, vient réguler la vie épanouie, libre de toutes contraintes, des enfants. Avec Tomboy, on se rend enfin compte qu’il fallait peut-être une enfant, née sans avoir connu la répression ou l’histoire de l’homophobie, pour aboutir en un film si franchement tourné vers l’avenir.

Voilà donc un décompte, une horloge qui tourne, qui prévient le spectateur que les drôles de manigances de Laure à se modeler un pénis en pâte à modeler pour se baigner, à jouer au soccer torse nu, ne pourra durer encore longtemps. C’est qu’à la voir si fière d’être Mikaël, on en viendrait presque à oublier que c’est une fillette; lorsqu’on la force à porter la robe, le choc est complet : voilà un garçon déguisé en fille et non l’inverse. Esprit masculin dans un corps féminin, Sciamma approfondit de nouveau la réflexion qu’elle avait entamée dans La naissance des pieuvres sur cet instant charnière où l’identité sexuelle se développe, où l’hétérosexualité ou l’homosexualité éclot pour devenir à son tour, comme au temps où l’enfant parvient enfin à nommer le monde qui l’entoure, une seconde barrière entre sa personne et celle des autres.

Là où Dolan faisait de l’évolution tardive d’un homme en femme un chemin de vie qu’il ne remettait jamais en question, là où Laurence Anyways se plaçait en porte-drapeau de l’identité gai sans jamais parler de ce qu’elle peut bien être (se concentrant plutôt sur ce qu’elle est dans le paraître), Tomboy remonte aux origines de la question et place sa toute petite Laure avec l’immense poids sur les épaules d’une quête sans réponses. Tomboy accomplit l’impossible mission de traiter un sujet délicat sans jamais le briser, sans jamais le malmener, et en le portant bien haut, fièrement, sans sous-texte à saveur de martyr, sans impression de culpabilité qui ferait de son héroïne une attraction de cirque. Tomboy couve son personnage jusqu’aux portes de l’adolescence, l’accompagne dans une odyssée de l’enfance où la confusion des genres devient la célébration des genres et où l’homosexualité devient la fierté des différences.
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Critique publiée le 7 juin 2012.