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Swamp Thing (1982)
Wes Craven

La sincérité à l'épreuve du style

Par Mathieu Li-Goyette
Quelque part entre The Hills Have Eyes et A Nightmare on Elm Street, Wes Craven trouva le temps de dévier des sentiers qu'il foulait depuis le début des années 70. Le maître de l'horreur s'apprêtait à s'attaquer à Swamp Thing, la création de l'auteur Len Wein qui allait, suite aux rumeurs de production du long métrage, repêcher à son tour un jeune bédéiste anglais encore inconnu du nom d'Alan Moore pour revigorer le monstre à la veille d'une sortie en salles. On doit donc, par personne interposée, l'arrivée de Moore en Amérique et chez DC Comics à Craven et cette idée farfelue d'adapter un personnage si organiquement complexe et travaillé que les effets dérisoires du film trahiraient la beauté tragique du héros. Swamp Thing, créature des marais issue d'une expérience qui a mal tourné, est pourchassé par le vil docteur Arcane (Louis Jourdan, éternel méchant venu de France). À la recherche du sérum qui a transformé Alec Holland (Ray Wise, encore jeune) en chose verte, visqueuse, forte comme quatre éléphants et capable de chlorophylle régénérative au contact du soleil, il capturera la femme pour qui il avait ressenti un petit béguin avant sa transformation. Princesse enlevée par un vil sorcier des temps modernes, la structure de Swamp Thing mêle le conte de fées classique avec la tragique histoire de La belle et la bête. Son salut, sans venir des effets spéciaux ou du costume fidèle, mais laissant apparaître les plis du tissu et non d'une peau gangrenée par les milliards de bactéries marécageuses la possédant, provient plutôt de la fascination de Craven pour les récits gothiques de l'école esthétique anglaise dans la veine d'Oscar Wilde.

C'est-à-dire qu'en Swamp Thing, Craven va extraire l'essence naturelle comme l'on tire des plantes le sirop d'un proto-parfum : Swamp Thing est maladroit, mais il sent tout de même ce qu'il devrait sentir. Il explore cette réflexion sur la beauté et les protubérances organiques, grande thématique du comic book de Wein, mais aussi plus largement du cinéma de Craven où le monstre (celui des collines ou des cauchemars) est essentiellement un être humain aux qualités physiques allongées, exagérées, grotesques. À la manière du Portrait de Dorian Gray, où un dandy du XIXe siècle souhaitait troquer sa vie avec celle d'un portrait qui vieillirait à sa place, Craven tend à sa créature un miroir déformant dans laquelle elle s'observe, se remémorant constamment son apparence qu'elle a perdu en gagnant celle-ci. « La mixture extrapole nos qualités », explique Alec à Arcane peu de temps avant que ce dernier ne le consomme lui-même pour devenir un animal immense et immonde.

Révélé par la potion verte fluo, Alec ne fait plus qu'un avec le marais, s'y glisse comme un crocodile et fourmille de bactéries comme la plus vieille des bûches pourries. Ce trop-plein d'organique lui permettant de guérir sa douce d'une blessure mortelle, Swamp Thing nous apparaît comme le retour de l'être humain à son état cellulaire, où il n'est plus beauté (selon un amas de canons esthétiques), mais bien « chose vivante », existence à son stade le plus pur que l'on puisse l'imaginer. Filmant habituellement des tripes s'échappant des cadavres, il imagine le schéma inversé, un « homme-tripes » comme si le gore s'était propagé sur le corps d'Alec en rendant ses intérieurs son extérieur, cette âme que le produit chimique dit matérialiser. Craven a saisi l'essence du héros - preuve en est, sa couleur verte et sobre détonne dans un environnement forestier aux teintes complètement saturées : même face à la nature, Swamp Thing est plus naturel (et bio) que la planète Terre - pour en faire son propre Dorian Gray justicier, ce personnage qui l'a obsédé jusqu'à son segment inusité de Paris, je t'aime, où le maître de l'horreur délaissait les couteaux de cuisine pour une visite sur la tombe de Wilde.

En recherchant de la magnificence romantique dans son Swamp Thing, en évoquant l'idée que c'est là le vrai visage d'un scientifique galant, brillant et écolo comme tout, Craven se donne comme défi de trouver pour nous - et de nous la ramener - la beauté du laid, ce concept qui tracassait Baudelaire (l'autre influence indéniable des lignes de dialogue les plus poético-risibles de l'auteur) et qui hante Craven, qui s'apprêtait à réaliser une série de films où le monde des rêves percuterait le réel jusqu'à gruger sur le cerveau sa part de bon sens (A Nightmare on Elm Street, Deadly Friend, The Serpent and the Rainbow, Shocker, The People Under the Stairs). Ici, on se demande d'abord « si on ne rêve pas », si la brume victorienne des marécages n'est pas le signe d'un Londres poétique remorqué dans un bayou, si le cortex d'Alec n'a pas été rongé par le marais jusqu'à ce qu'il émette des mots - un instant fatidique où la bête devient bête humaine, ou l’oeuvre de Craven passe de l'effroi aux super-héros. La notion de genre étant faste en ce qui à trait à ces premiers longs métrages adaptés des bandes dessinées américaines (Swamp Thing intervient tout juste après Superman et Flash Gordon), elle se retrouve au coeur de l'opus alternant sans cesse entre l'horreur, le rire et l'héroïsme. Ne sachant trop que faire des codes cinématographiques, ni comment les conjuguer dans un produit lucratif, Craven échoue à polariser les foules tandis que ses deux prédécesseurs y parviennent. À Swamp Thing, il manque pour ainsi dire tout ce que l'on pourrait espérer d'un film à succès : aucune bande-sonore à répéter des jours durant, aucun interprète dépassant le seuil de la série B (même si des mentions honorables, à l'endroit de David Hess dans le rôle d'un truand de seconde main de type Rambo par exemple, sont de mises), Swamp Thing est tout à l'honneur de son penchant sur papier : une histoire psychédélique issu de la contreculture, une manière de marier Tales from the Crypt et Hulk sous un fond nouvel âge qui sera poussé ensuite à son paroxysme par Alan Moore.

Fuyant ces valeurs commerciales, Craven se réfugie dans cet humour « campy » si cher à la bédé, s'entoure d'acteurs qu'il connaît et maîtrise à la hauteur de leur talent bien particulier (celui de paraître grossièrement esquissé sans jamais être mauvais - une denrée rare du cinéma de genre) pour faire une poésie morbide telle qu'il l'a toujours imaginée, alliant des moments de terreur diurnes hautement efficaces avec le pari, repris plus tard par Tim Burton dans son Batman, de faire un super-héros aimable aux yeux du spectateur et terrifiant aux yeux de ses ennemis sans jamais que l’on puisse apercevoir de trop loin cette horreur derrière la vitre teintée de notre complicité. Ce jeu à deux vitesses basé sur notre crainte pour le truand vient de pair avec le plaisir de les voir coincés dans un sable mouvant. Contrairement aux exploits interstellaires de Flash Gordon et les prouesses supra-héroïques de Superman, Swamp Thing parvient, quelques fois, et c'est déjà beaucoup, à jouer sur la perception de la peur. Ce n'est rien pour pardonner à Craven ses raccourcis, mais c'est tout de même suffisant pour profiter de ses plans géniaux éparpillés dans une oeuvre qui, à défaut d'avoir condamné d'une certaine manière le destin de la créature du marais au grand écran, allait paver la voie à sa renaissance sur papier tout en donnant au cinéaste, enfin, l'occasion de faire parler sa voix gothique, plus classique, moins connue, mais d'une sincérité dont les exercices subséquents peuvent rarement se vanter.
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Critique publiée le 8 mai 2012.