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Salt of the Earth (1954)
Herbert J. Biberman

Document-taire

Par Mathieu Li-Goyette
Réalisé pendant la tempête médiatique entourant la chasse aux sorcières, ce maccarthysme des années 50, Salt of the Earth est un fleuron du cinéma socialiste, voire peut-être le premier long métrage (pour ne pas dire film, ce qui exclurait les oeuvres de l'avant-garde américaine) tout à fait indépendant produit et distribué aux États-Unis durant l'ère des studios. C'est donc un drôle de hasard de voir qu'avec les débuts d'un certain cinéma de la marge vient aussi les premières mesures drastiques de censure. Fruit du travail d'une poignée imposante d'artistes accusés à tord ou à raison d'être des Rouges, Salt of the Earth n'est même pas vu qu'il est aussitôt consigné à la liste noire, dans un index dont il est  l'isolé représentant - il faut croire qu'à l'époque des équipements lourds, la seule idée de monter un projet à l'extérieur des Majors n'eut pu se concrétiser qu'une unique et maigre fois en produit aboutit et présentable. Mis en scène par un réalisateur inconnu responsable de quelques scénarios et pièces de théâtre engagées des années 40, l'oeuvre de 1954 en est une complètement collective, un véritable traité de cinéma militant où une localité entière s'est prêtée au jeu du septième art le temps de quelques semaines suivant leur combat contre les patrons de la compagnie minière du coin. Acteurs non professionnels renvoient la balle à des vedettes de la série B, la prise de son s'avère tellement précaire que les instants silencieux nous laissent dans le silence le plus complet (à l'inverse du son ambiant, ce léger bourdonnement qu'ont tous les films à la facture moindrement soignée). Les coupes sont inexactes, les fondus enchaînés pèchent par cabotinage, mais ces défauts techniques ne sauraient amoindrir la force qu'a conservée le projet de Biberman jusqu'à aujourd'hui, soit celle de l'un des grands films réalisés sur les luttes ouvrières (et populaires), un véritable document au sens où les historiens l'entendent, un document tu trop longtemps.

Comme une majorité des oeuvres intégralement socialistes, Salt of the Earth adore le montage dialectique des Soviétiques tout comme le structuralisme de sa conception aux allures d'un tract : se suivent ici le quotidien, l'injustice, la grève, la répression et la résolution du conflit. Sans autre motivation que celle de faire valoir la cause de ces Mexicains à la recherche d'une prospérité illusoire en Amérique, Biberman fait l'éloge de la lutte contre le racisme et pour l'égalité des sexes. Non seulement ses travailleurs souhaitent-ils avoir les mêmes conditions que leurs homologues blancs, mais leurs femmes veulent elles aussi avoir le droit de piqueter à leurs côtés. Vient alors un débat mené sur deux fronts, scindant la masse d'ouvriers en quatre camps pendant que les patrons profitent de la confusion pour se préparer à la grève imminente. Une fois les différends réglés et les mouvements ouvriers se rangeant derrière l'idéal du plus grand nombre (une politique syndicale inclusive où tous ceux désirant tenir une pancarte sont invités à rejoindre la manifestation), la grève se met en marche, les ouvriers manifestent et bloquent les portes de leur usine de zinc. Après qu'une voiture de l'administration percute volontairement une manifestante, les émotions s'échauffent et les gens en viennent aux coups. Lorsque les policiers arrivent sur leur terrain exhibant leurs colts - filmés en plan américain, ce plan de western les coupant à hauteur de revolver, car ils débarquent tout droit d'une Amérique idéalisée qui idéalise ce qui lui sait gré - les syndicalistes se serrent les coudes et tiennent tête malgré la peur d'un accident probable, imprévisible.

Vient un moment où la lutte ouvrière, comme n'importe quelle lutte populaire, se mute graduellement en lutte sociale. Face à cette nouvelle avancée du mouvement face aux patrons pris les poings liés par le blocus, les travailleurs se rendent maintenant compte de la précarité de leur condition. « Pourquoi ne demanderions-nous pas aussi de l'eau potable? Pourquoi ne pas demander de meilleures maisons? », commencent-ils à se dire. Pourquoi, une fois parvenue à ce point de non-retour, ne pas poursuivre et s'affranchir de l'oppression? Luttant d'abord pour l'égalité des races, puis celle des sexes par extension, les ouvriers bataillent enfin pour leurs droits et pour faire valoir les espérances qu'ils ont pu avoir de l'Amérique. Menée par un couple dont la femme s’appelle à juste titre Esperanza, la foule se tient derrière ses leaders et défit l'ordre. Avec elle, aucun allié sinon ceux venus in extremis des villages voisins, aucun support sinon celui de la mise en scène mélancolique accompagnant leur marche d'un hymne national américain joué sur des accords mineurs. Voilà le côté sombre de l'Amérique, la face cachée de cette médaille glorifiée au lendemain de la guerre, voilà les bas-fonds du rêve américain, mais aussi ceux d'Hollywood, la toute puissante machine à rêves d'où se sont exclus ces artistes prêts à mettre leurs carrières sur le sellette en échange non pas de la gloire, mais de l'espoir, ne serait-ce que le temps d'un seul film, d'un peu de liberté d'expression dans ce cinéma factice et menotté.

La judiciarisation du mouvement de grève, c'est la judiciarisation des cinéastes gauchistes (Biberman, Solanas, Watkins, Sanjines, Rocha, tous pourchassés à un moment ou un autre pour avoir fait des films), c'est la judiciarisation du mouvement étudiant, c'est le dernier recours, avant l'armée - une solution définitivement porteuse d'une tare trop lourde - pour les politicards et patrons à la solde d'un capitalisme sans âme. Comme tous les bons films de révolte, Salt of the Earth est un film révoltant. Il met de l'avant les acteurs principaux du conflit et demande que des travailleurs jouent leur propre rôle en espérant voir leur histoire diffusée sur les écrans du monde. Volonté de mémoire, mais aussi d'historicisation, Salt of the Earth est plus un documentaire que ceux de Flaherty - le père controversé de la forme - dans la mesure où, en deçà de sa structure dramatique classique, l'oeuvre de Biberman possède une force souterraine tout à fait remarquable, une force qui dépasse ses revendications en s'étendant à tout le cinéma américain : pourquoi Hollywood s'empêtrait tant dans ses genres? Pourquoi parler du destin de quelques stars et non de ceux des masses, de ceux qui allaient au cinéma? Ces questions, rarement posées auparavant en Amérique (récemment, nous évoquions la première moitié de la carrière de King Vidor et en particulier The Crowd comme une grande percée en la matière), seront aussitôt réprimées comme des raisonnements rouges; le bien commun est une idée de communistes quand elle est, avant d'être d'un côté particulier du balancier politique et manichéen, une idée du partage des ressources, et donc de l'égalité de tous les hommes et de toutes femmes. Ces luttes (celle-là comme les autres et celles qui secouent aujourd'hui le Québec), ont cela d'inspirant, débordant systématiquement de leurs propres frontières. Au point culminant du conflit, le mari d'Esperanza aura ses mots pour elle : « Si nous perdons, nous perdrons plus qu'une grève. Mais si nous gagnons, si jamais, par chance, nous gagnons, c'est une société nouvelle qu'on gagnera ». Salt of the Earth, ce sont ces grains de sel minés du sol, la progéniture - le film nous le rappelle - qui héritera des répercussions de la révolution et qui, à son tour, devra se faire un devoir de léguer ces oeuvres à leurs enfants; en évitant que les document(aires) ne se taisent, on maintient la vigilance à travers les âges.
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Critique publiée le 25 avril 2012.