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Hunger Games, The (2012)
Gary Ross

Du pain et des jeux

Par Mathieu Li-Goyette
Il y a une scène très bizarre dans The Hunger Games, ce film que « le monde regardera » (c’est l’affiche qui le dit). Une scène mettant en vedette un morceau de pain, peu après le début du film, alors que Katniss et Gale, deux adolescents vivant dans le district 12 dans le monde post-apocalyptique de Panem, s’échangent des petits bouts de précieuse nourriture. Chasseuse, Katniss manie l’arc et sait qu’aujourd’hui c’est le jour du tirage qui mènera une fille et un garçon (âgés entre 12 et 17 ans) à être sélectionner pour partir vers la capitale où ils affronteront vingt-deux autres participants venus de onze districts différents. Grand spectacle télévisé nous rappelant évidemment ceux de la téléréalité du type Survivor, de  ces Hunger Games, de ces jeux de la faim, ne pourra s’élever qu’un seul vainqueur. Ce seul survivant d’une immense arène dont la topographie et la biosphère sont modifiées année après année sera autorisé à rejoindre son district avec une tonne de victuailles pour rassasier son peuple affamé. C’est ainsi que la capitale garde le contrôle sur ses sujets provinciaux, c’est ainsi qu’elle a choisi de les punir après une grande révolte qu’elle parvint à réprimer il y a quelques centaines d’années. The Hunger Games, roman populaire destiné aux adolescents, a été écrit par Suzanne Collins. Il y a trois tomes, donc trois films, dont voici le premier, un coup manqué signé Gary Ross (Pleasantville, Seabiscuit), cinéaste trop inconscient des médiums cinématographiques et littéraires pour saisir l’essence de chacun. Mais revenons à notre bout de pain…

Ce bout de pain, sorte de rime inconsciente du film qui reviendra à maintes reprises, est déchiré, partagé, mangé, filmé comme si c’était une grenade tellement la caméra tremblote en le voyant. Le cinéaste doit briser au moins deux ou trois règles de continuité en le filmant : il utilise le plan large comme le gros plan, le zoom in rapide comme la caméra à l’épaule névrosée allant chercher non pas un plan d’ados affamés mangeant du pain, mais bien un plan où deux protagonistes, que l’on imaginera sans aucun doute en amants, se partagent l’image fugitive de ce pain, l’impression de ce bout de pain. The Hunger Games confirme cette tendance paresseuse des réalisateurs commerciaux d’aujourd’hui : de mise en scène nous en voilà à une mise en impression, une volonté plutôt incompréhensible de filmer ce bout de bouffe de la même manière qu’on filmera plus tard des ados de douze ans se faire poignarder dans le dos par d’autres âgés de seize ans. Le cinéma grand public est-il rendu à ce point insouciant, bâclé et en manque d’attention qu’il faille aujourd’hui utiliser autant de plans pour des insignifiances aussi anodines qu’un bout de pain sec?

Mais l’imbécilité ne s’arrête pas là. Si le roman s’avère tout à fait respectable à l’intérieur de ses ambitions (sensibiliser une nouvelle génération de jeunes adultes aux dangers de la médiatisation du quotidien tout comme à la manipulation des masses par les gouvernements), l’oeuvre portée au grand écran perd tout ce qu’il pouvait y avoir de critique sociale, de rage dans le coeur de Katniss qui, sur papier, s’insurge contre un système politique injuste. Ce n’est donc pas, comme l’écrivait Sonia Sarfati dans La Presse, une bonne adaptation (Marc Cassivi, en pointant du doigt que sa collègue est une experte de la littérature jeunesse, nous fait dire qu’elle est peut-être experte en jeunesse, mais certainement pas en littérature). Sans s’enfouir dans un éternel débat d’une primauté divine de l’original sur la copie, il y a des choses qui n’ont pas été comprises par Ross et qui font de The Hunger Games une adaptation échouée, mais bien jouée, là où Harry Potter triomphait malgré ses jeunes comédiens chancelants. Par ailleurs, les romans de Rowlings ne sont pas nécessairement meilleurs que ceux de Suzanne Collins, mais seulement plus longs et plus internationaux (la magie et les écoles parfaites l’emportant toujours sur des arènes sanguinaires d’ados tourmentés).

Là où Sarfati se trompe, c’est lorsqu’elle omet de parler de littérature et de style littéraire à son niveau le plus élémentaire : la narration. The Hunger Games est un roman drôlement intéressant et engageant seulement parce qu’il est subjectif, presque épistolaire et entièrement basé sur le point de vue de Katniss. Nous racontant son périple inhumain de survivante à reine guerrière, elle n’hésite jamais à nous inculquer son sens de la morale, son dégoût de l’autorité et des Hunger Games. C’est une jeune héroïne, mais parfaitement consciente de la machine machiavélique dans laquelle de riches bourgeois aux habits colorés et superfétatoires l’obligent à compétitionner pour leur propre plaisir. Elle comprend la malhonnêteté du système de commandites intégré à cette compétition (si un riche apprécie votre attitude, il vous enverra un petit cadeau aéroporté durant la compétition dont la durée avoisine les trente jours). En d’autres mots, si vous jouez le jeu et vous donnez un bon spectacle (qui pourrait impliquer de tomber amoureux du jeune garçon de son district), des faveurs, un peu comme des votes d’appréciation, vous seront attribuées par le public.

C’est peut-être ce qu’il est permis de gagner dans l’analyse en lisant après avoir vu. Il n’empêche pas qu’en ôtant cette subjectivité à son personnage, en refusant donc un film à la narration parlée ou aux effets romanesques plus appuyés, The Hunger Games rate sa cible et ne se contente que d’être un divertissement relativement bien fait et relativement intéressant. De ce fameux bout de pain jusqu’aux jeux qui suivront, la mise en scène semble être l’oeuvre d’un trépied mal installé. Sans saisir le propre de chaque image, le montage tente de venir combler les trous en empêchant l’oeil d’absorber l’essentiel de l’action. L’action se censure d’elle-même, n’atteint jamais le bain de sang du Battle Royale de Kinji Fukasaku (critiqué par Sarfati avec la même intelligence) qui, dans sa surenchère la plus maîtrisée, critiquait et démolissait sans oublier d’y intégrer une brillante réflexion sur le cinéma, la télévision et le jeu vidéo, trois modes de représentation de plus en plus difficile à distinguer.

Mais il faudrait probablement faire comme ces journalistes : il faudrait dire que The Hunger Games est un univers captivant (quand, au contraire, ses costumes et ses décors crient le carton-pâte le plus affreux) et sincèrement apte à réveiller des consciences quand il ne fait que leur resservir la même moulée qu’il se devait de critiquer. Il faudrait afficher notre contentement, car de The Hunger Games nous attendions de l’action et des situations impossibles dans un monde fantastique inédit (loin de la science-fiction spatiale où des châteaux médiévaux), peut-être même un aperçu pessimiste de notre monde à venir. Nous les avons reçus, ces pains et ces jeux, comme si nous pouvions encore nous contenter de ça et n’étions pas encore assez évolués pour demander, des divertissements, une once d’intelligence qui, même si elle était complètement implicite et occultée, aurait le mérite d’être là, à prendre ou à laisser. Il y a une expression anglaise se traduisant assez mal en parlant d’adaptation manquée ou d’hommage illégitime, « rip-off », soit l’action de déchirer. C’est bien ce dont il est question ici, un « rip-off » hâtif, sans même un trait de règle pour le préparer, une déchirure où les zigzags ont privé du papier ses annotations et ses subtilités maintenant envolées.
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Critique publiée le 22 mars 2012.