WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Quatre cents coups, Les (1959)
François Truffaut

L'école de la vie

Par Jean-François Vandeuren
Dès le générique d’ouverture des Quatre cents coups, nous comprenons que les choses ne seront plus jamais pareilles. Nous ne nous retrouvons pas en compagnie de divers convives à l’intérieur de la cuisine d’une quelconque habitation française, mais plutôt à déambuler à vive allure dans les rues de Paris. La caméra du directeur photo Henri Decaë s’enivre de l’architecture des différents quartiers de la Ville Lumière tout en gardant toujours en arrière-plan la bonne vieille tour Eiffel. L’énergie qui se dégage de la séquence devient rapidement contagieuse, elle qui est d’autant plus appuyée par la musique inoubliable du compositeur Jean Constantin. Le cinéma de papa est mort, vive la Nouvelle Vague! Il faut dire qu’il s’agit peut-être ici de la principale caractéristique de ce mouvement figurant encore aujourd’hui parmi les plus chéris de l’histoire du septième art, dont les vertus auront autant influencé les cinéastes américains des années 70 que les plus ardents défenseurs du fameux Dogme 95. Les quatre cents coups aura été l’un des trois films présentés au Festival de Cannes de 1959 qui aura donné le véritable coup d’envoi à cette initiative, aux côtés d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais et Les cousins de Claude Chabrol, lesquels seraient suivis l’année d’après par l’exceptionnel À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Comme plusieurs artisans de la Nouvelle Vague, François Truffaut est issu du monde de la critique, domaine qui lui aura permis d’acquérir une réputation fort enviable auprès de ses compères grâce à son travail pour Les Cahiers du cinéma. Et comme bon nombre de réalisateurs de cette période, Truffaut désirait lui aussi élaborer ses projets de façon indépendante, en s’aventurant à l’extérieur des studios afin de conférer une aura plus tangible à ses créations tout en accordant une grande importance à l’improvisation durant les journées de tournage.

Une telle approche révélera évidemment les attributs techniques des plus impressionnants de cette première oeuvre, mais aussi l’extraordinaire valeur de son scénario. Prévu au départ comme le deuxième d’une série de courts métrages en devenir portant sur l’enfance, Les quatre cents coups aura fini par prendre la forme d’un long métrage, pour lequel le cinéaste français aura décidé de dresser le portrait de sa propre jeunesse à travers celle du personnage d’Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud). Nous accompagnerons ce dernier dans son cheminement personnel face à un environnement familial et un système d’éducation qui, à ses yeux, n’auront fait que le limiter, et ce, même s’il ne fera souvent rien pour aider sa cause. Ainsi, dès les premiers instants du film, Antoine connaîtra sa part de démêlés avec un enseignant aux méthodes pour le moins rigides avant de réintégrer le minuscule appartement familial où il semblera toujours être dans les pattes de ses parents, notamment celles d’une mère ne dégageant aucune chaleur humaine, si ce n’est qu’en compagnie de son amant ou pour protéger le secret de sa relation avec celui-ci. Il faut dire qu’Antoine aura été tenu à l’écart de son propre foyer le plus clair de son existence, expliquant pourquoi le moindre obstacle, la moindre embrouille, semblera sans lendemain aux yeux du protagoniste, dont le premier réflexe sera toujours de prendre la fuite plutôt que de faire face à la musique. Truffaut nous exposera du coup aux différents événements qui chambouleront la vie du jeune Doinel en s’affairant à mettre en relief la fascination de ce dernier pour des plaisirs appartenant d’ordinaire au monde des adultes. Plaisirs dont l’enfant cherchera à tirer une certaine forme de liberté, ce qui l’amènera à défier un nombre imposant de sources d’autorité et de lois. Même la gravité n’a qu’à bien se tenir!

Le caractère impulsif et souvent irréfléchi du personnage principal se reflètera également dans la façon dont le présent exercice aura été pensé, et surtout mis en images. Produire un film de manière indépendante - en particulier à cette époque - ne donne évidemment accès qu’à des moyens plutôt limités pour arriver à ses fins, mais offre en contrepartie une liberté de création pouvant mener à la longue à une nouvelle façon de faire et de penser le cinéma. La réussite technique pour le moins phénoménale des Quatre cents coups aura d’abord été le résultat de la superbe direction photo noir et blanc d’Henri Decaë, laquelle n’aurait pu mieux exprimer l’essence de la mise en scène comme du récit de François Truffaut. Dans l’esprit de ce renouveau du cinéma français, le duo créera une dualité pour le moins significative entre l’approche plus traditionnelle caractérisant les séquences d’intérieur et les mouvements de caméra beaucoup plus prononcés et inventifs employés pour celles se déroulant à l’extérieur. Un souffle de vie s’inspirant encore là de la personnalité enfantine d’un Antoine Doinel qui, lui non plus, n’entendait pas demeurer en place une seconde. Afin d’équilibrer le tout, le cinéaste aura permis un traitement plus classique au niveau du montage, étirant autant que possible la durée de certains plans - les cadres fixes comme les travellings majestueux - pour permettre au spectateur de s’identifier davantage au jeune héros de son film. Il est tout aussi pertinent de souligner ici le travail colossal réalisé au niveau du son alors que, comme pour la plupart des productions de cette période, les dialogues auront dû être entièrement réenregistrés ici au cours de la postproduction. Jean-Claude Marchetti et Jean Labussière auront alors su recréer parfaitement l’ambiance sonore des différents lieux afin que les dialogues ne conservent en rien les airs statiques du studio.

Truffaut et son coscénariste Marcel Moussy auront également profité du contexte de leur récit pour dresser un portrait de la France d’après-guerre, relevant diverses habitudes que le réalisateur aura pu observer durant sa jeunesse vécue au coeur de l’occupation allemande en mettant toujours bien en évidence ce désir persistant de s’abreuver de toutes formes de liberté comme ces nouvelles habitudes beaucoup moins reluisantes qui auront marquées - et visiblement survécues à - ces sombres années. On pense à ce goût pour l’espionnage, la dénonciation, les silences sournois pouvant en acheter d’autres, etc. L’initiative est parfaitement développée à partir du point de vue d’Antoine, expliquant que tous les adultes peuplant la présente histoire soient présentés comme des figures froides et bêtement autoritaires, en particulier le maître d’école, que Truffaut semblera prendre un malin plaisir à dépeindre comme un véritable dictateur. Le réalisateur français aura ainsi signé d’une main de maître cette oeuvre faisant part d’un génie technique aussi inspiré qu’inspirant, duquel émanent de sublimes ambiances se situant à mi-chemin entre la froideur du monde qu’il dépeint et la chaleur humaine que cherche désespérément son protagoniste. Évidemment, la sincérité et la richesse ahurissante émanant de ce récit partiellement autobiographique d’un garçon qui aura fini par voir la mer ne sauraient elles-mêmes laisser de glace. Malgré son jeune âge Jean-Pierre Léaud offre une performance des plus éblouissantes, lui qui deviendrait par la suite l’acteur fétiche de François Truffaut en reprenant le rôle d’Antoine Doinel à quatre reprises au cours d’une aventure cinématographique qui durerait vingt ans. Même si elle fut l’une des premières, Les quatre cents coups demeure assurément l’une des réalisations les plus marquantes de la Nouvelle Vague française, voire de l’Histoire du cinéma. Pas mal pour un premier long métrage!
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Critique publiée le 13 mars 2012.