WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Flowers of War, The (2011)
Zhang Yimou

Cadavres de guerre, charbon de l'état

Par Mathieu Li-Goyette
Cinéaste à la solde de l’état, officieusement (lors de ses films les plus commerciaux) et officiellement (Beijing 2008), il ne fallait s’attendre à rien d’autre venant de Zhang Yimou : une version larmoyante et d’un patriotisme dérangeant sur les évènements tragiques du massacre de Nanjing perpétré par les Japonais en 1937. Il serait également facile de reléguer The Flowers of War à un statut de film répréhensible, médiocre - ce qu’il est sans aucun doute - au niveau du traitement idéologique qu’il vise à nous léguer sur le plan historique. Mais, médiocre, il l’est d’autant plus que la mise en scène de Yimou demeure la plus prisée des Chinois et des Occidentaux qui s’y intéressent, la plus influente et la plus manipulatrice. Ralentis, jeux de lumière grandiloquents, balles pénétrant tranquillement la chair de soldats se sacrifiant pour une grande Chine unifiée, tous les outils pour allonger la violence, l’empêcher toujours un peu plus de quitter rapidement le cadre, sont mis en place. Là n’est pas l’occasion de faire un procès sur la morale du cinéma chinois commercial que l’on reconnaît tous, espérons-le, comme propagandiste, mais bien de voir comment la forme, allant comme un gant au fond, devient peu à peu le résultat d’une glorification du sacrifice humain. Mourrez pour votre pays et vous verrez votre dernier souffle immortalisé, congelé pour les générations futures. Car dans The Flowers of War, des étudiantes catholiques de la petite église remise sur pieds par John Miller (Christian Bale) jusqu’aux prostituées qui viendront s’y réfugier par la suite, la grande question demeure : qui se sacrifiera pour la Chine? Ceux qui daigneront perdre leur vie, voilà les grands héros selon Zhang Yimou.

Cette perspective s’éloigne grandement d’un patriotisme américain si prémâché aujourd’hui qu’il se désamorce dès la bande-annonce. L’héroïsme chez Yimou met plutôt l’emphase sur la victoire du citoyen le plus commun dans une situation extraordinaire. Ici, deux groupes de femmes sont protégés par Miller, un embaumeur déguisé en prêtre. Les Japonais tentent de les violer et d’autres préfèrent les empaler sur leurs tranchantes baïonnettes. La ville étant prise d’assaut et l’église n’étant qu’un refuge de plus en plus chancelant, tout espoir semble perdu jusqu’au jour où un officier ennemi s’excusera auprès des jeunes femmes maltraitées. « Ce sont les ordres », dit-il, comme si sa présence venait excuser Yimou et lui donner ce que tout film de guerre exige, qu’il soit un personnage étoffé ou complètement pauvre comme ici : un ennemi sachant tendre l’oreille.

Mais la tranquillité ne saurait durer. Après les exploits d’un tireur d’élite chinois inconnu, un genre de sergent York à la puissance dix emportant avec lui une escouade blindée au grand complet, l’officier japonais revient voir Miller et lui demande de prêter ses étudiantes choristes à l’occasion d’une cérémonie à la gloire de la victoire nippone. Refusant de livrer en pâture à l’adversaire d’aussi jeunes femmes, les prostituées prendront leur place; leur corps étant déjà souillé, elles ne sont pas présentées comme l’avenir de la Chine et méritent d’être sacrifiées pour paver la voie à une jeunesse plus pure. Chose faite, The Flowers of War se termine sur la fuite de l’Américain et des étudiantes dissimulées dans un camion de marchandises. Celles qui avaient une éthique douteuse ont rejoint les Japonais trop sauvages : la morale est sauve et un rite de purification fait table rase. L’intention de Yimou est claire. La Chine perdra à Nanjing son innocence (et sa vieille capitale) pour se lancer, par la suite, dans la révolution, son « grand bond » qui la motive encore. Tout Nanjing, toute cette détermination prouvée par les Chinois comme par leurs adversaires, allait justifier tout ce qui allait suivre : unification des territoires, concentration des forces de production de masse, recours au communisme de Mao pour faire du nombre d’habitants le charbon d’une accélération industrielle si rapide qu’elle est toujours inégalée.

Cela étant dit, il faut savoir que le cinéma de Yimou fonctionne de la même manière (repensons à toutes ces minuscules pièces de puzzle humain qui s’assemblaient dans Hero ou aux Jeux olympiques). Il vise aussi à faire de chacun de ses projets le récit des origines de la Chine d'aujourd'hui, à filmer un avant et un après dans l’idéologie collective chinoise. Ses fresques à saveur historique aux milles figurants font de ces sacrifiés du cinéma le même charbon que les sacrifiés de Nanjing de 1937. Apologie de la puissance culturelle en démontrant que le poids des cadavres ne sera pas pesé en vain par ceux qui racontent aujourd’hui leur histoire, cette mise en scène est à peine narrative, car elle n’a d’objet que la représentation d’une hécatombe. L’an dernier, City of Life and Death avait autrement la décence d’user du noir et blanc et d’une structure favorisant une distance polie avec son projet (le travail des cadres, des éclairages et du scénario faisait du film une expérience sensorielle et mystique avant d’être une critique de la guerre).

Le devoir de mémoire n’est évidemment pas celui de Yimou, tout comme celui d’un réel enjeu dramatique lui est complètement étranger. The Flowers of War s’affiche plutôt comme une série continue de scènes de guerre bien réalisées dont le propre est de servir un cinéma étatique et vicié. Les soldats n’ont pas de nom, ils rétorquent à l’envahisseur sans qu’un contexte ne puisse être établi. Les héros le deviennent uniquement à leur mort, seul instant où nous apercevrons enfin leurs visages décharnés par l’obus. Ces cadavres s’empilent ainsi sous nos yeux. Des femmes anonymes sont violées. Christian Bale, star internationale, vient ajouter son piquant en permettant au film de s’attacher à son visage qui ne sera pas celui d’un homme d’action, mais bien d’un homme qui aiguillera à sa façon la résistance locale - The Flowers of War fait autant référence aux « fleurs » des prostituées qu’aux fleurs naissantes, bourgeons qu’est la jeunesse chinoise sauvée par l’Américain et qui empliront ensuite les rangs de Mao : « voilà les débuts de la relève maoïste », nous dit Yimou, ces jeunes fleurs « de guerre » et « de la guerre » qui feront, à leur tour, leur guerre.

L’idée n’étant pas de s’opposer à la politique sociale défendue par le film autant qu’à la politique interne qu’il abrite sous son esthétique, il nous faut revenir une dernière fois sur ses techniques où l’être humain est complètement dévoré par la machine propagandiste. Pires que des insectes, les personnages de Yimou n’ont aucune place à gagner dans une oeuvre faisant de la guerre l’outil d’une haine à bâtir. C’est, autrement dit, filmer la guerre pour inciter la guerre. Filmer la violence non pour la capturer (dans la mémoire, sur pellicule, dans l’absurdité de son déroulement), mais bien pour la mettre en valeur et la laisser se répandre dans l’espoir qu’elle prouve aux spectateurs la valeur de l’âme militaire. Sans rien y voir qui nous permettrait de croire le contraire, force est d’admettre que The Flowers of War est l’exemple le mieux ficelé et le plus représentatif de ce cinéma dont il est permis (pour ne pas dire obligatoire) de remettre en question l’appartenance à un véritable art cinématographique qui incite au goût de la beauté et de l’intelligence. Face aux centaines de cadavres filmés comme si le cinéaste était en mesure de les rendre plus morts qu’ils ne l’ont déjà été, difficile de croire qu’il n’y avait, derrière ces tas de chair meurtris, que du style, que du divertissement.
4
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 24 février 2012.