WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Ninotchka (1939)
Ernst Lubitsch

Tragédie de la comédie humaine

Par Mathieu Li-Goyette
« Garbo laughs », la formule, passée de génération en génération dans les standards publicitaires hollywoodiens, est aujourd’hui célèbre; la star ferait courir les foules parce que pour la première fois de sa carrière, elle prendrait part à une comédie et rirait à l’écran. Et pas n’importe laquelle : une comédie d’Ernst Lubitsch. Le grand visage anguleux, rigide et ferme (dont la rigidité allait être renforcée de nouveau par la première séquence de Ninotchka) allait se casser, se briser, se décoller d’un en deçà que le public n’avait apparemment jamais vu. Voir ce qu’il y a en dessous du visage de Greta Garbo, telle était l’attrape et tel est ce qui, encore aujourd’hui, impressionne. Robotique diplomate soviétique envoyée à Paris pour enquêter sur l’embourgeoisement soudain de trois envoyés staliniens, la Russe sera à son tour charmée par la ville lumière et par l’un de ses comtes, Léon (Melvyn Douglas). Celui-ci s’évertuant à la faire rire dans une scène maintenant d’anthologie, elle s’esclaffe enfin lorsque son prince charmant perd pied et s’écrase sur le sol. À ce moment, la fixité du visage de l’actrice se défait « pour une première fois », son personnage tombe dans le panneau et s’amourache rapidement du royaliste. Il n’y aura plus de retour en arrière, car Ninotchka est aussi l’avant-dernier film de la vedette (le dernier, Two-faced Woman de Cukor, est bien malheureusement médiocre et oubliable), qui ne campera plus les rôles classiques qui firent sa grandeur. Dépossédée de son visage de cire, elle se dissout. Le public qui venait de la voir si bien rire et faire rire n’aurait accepté, au lendemain de la guerre, de la retrouver dans l’état mélodramatique qu’elle incarnait dans les années 30. C’était un peu comme si, en riant, Garbo avait mis fin à sa propre carrière.

En effet, loin sont les bijoux de la reine Christine, le diadème exotique de Mata Hari ou les dentelles de Camille. Garbo nous apparaît d’abord sous une simplicité gênante, asexuée – « Don’t make an issue of my womanhood », dit-elle à ses camarades - et Ninotchka sera à la fois le récit d’une rivalité entre le monde capitaliste et le monde soviétique, mais aussi un conte de fées sur la restauration de Garbo à son statut habituel de star élégante. Luttant contre ces tentations de mode et de maquillage superflus, le « I want to be left alone » qui retentissait si fort dans Grand Hotel en 1932 et qui fit dire aux journalistes que l’actrice était une recluse se fit de nouveau sentir dans Ninotchka, se matérialisant ici sous la forme d’une socialiste engagée refusant de prendre part aux plaisirs de Paris et observant notre monde à nous avec la distance d’une étrangère venue de trop loin. La matrice comique de Ninotchka sera plus tard autant celle de Coming to America que de Terminator 2, ces films dont le rire se base essentiellement sur une critique à demi-mot des torts occidentaux. Eddie l’Afro-américain ou Arnold l’Autrichien, la vedette étrangère type a le pouvoir, quelques fois dans sa carrière, d’user de sa dite étrangeté pour faire rire.

Mais au-delà de cette fêlure infligée à Garbo, Ninotchka la dévoile au sommet de sa carrière alors qu’elle livre les lignes d’un scénario parfaitement écrit par Billy Wilder, Charles Brackett et Walter Reisch, trois des scénaristes les plus prolifiques de l’âge d’or hollywoodien. Grands architectes du projet autant que Lubitsch l’a été, ils tournent en dérision tout le conflit européen à venir et jonglent avec les idéologies politiques comme très peu de films y seront parvenus. Jamais dans la naïveté complète, la conscience engagée des scénaristes fait alterner la critique (« Your society will soon be extinct ») et la comédie romantique (« We’re genetically sympathetic to each other ») dans une confrontation constante entre le chaud et le froid, celui du regard possédé par l’amour de Douglas et celui désinvolte de Garbo. D’abord jeu de chats et de souris, la romance au quotidien prend enfin le dessus. Le comique de situation si génial chez Lubitsch fait place à une accumulation de gags référentiels qui a bien plus à voir avec le choc culturel mis en scène qu’avec la conquête amoureuse rapidement réglée.

C’est le passage d’un registre à un autre, du registre raffiné parfaitement « lubitschien » à celui d’un Wilder plus grivois (où des personnages chercheront constamment à être « autre » pour plaire à autrui), qui confère à Ninotchka et à l’alliance entre les deux têtes pensantes du rire euro-américain sa valeur de classique. Repris une quinzaine d’années plus tard dans Silk Stockings, dernier film d’un Rouben Mamoulian sur le déclin, le remake avec Charisse et Astaire a tout d’un cabotinage légendaire. Les meilleurs gags resteront les mêmes, mais joués de manière plus insignifiante. Les comédiens, inaptes à faire autre chose que chanter et danser, ne retrouveront pas la force romantique et complice du couple Garbo-Douglas; Silk Stockings fait office de joyeux contre-exemple à la perfection du précédent. D’un manichéisme propagandiste, le film de Mamoulian ne laisse guère d’espace au dialogue entre l’Est et l’Ouest. Le mur de Berlin déjà érigé fait du film une pseudo-guerre entre les deux camps là où Ninotchka se plaisait dans le manque de communication entre ces derniers - manque qui ne pouvait découler que d’une profonde curiosité (primitivement sensuelle) à découvrir notre opposé.

Justement, de la curiosité, le film de Lubitsch en fait l’un de ses nombreux honneurs. Celle de découvrir le rire de Garbo, d’assister à l’union entre une Bolchévique et un bourgeois, de voir la confrontation entre une révolutionnaire et une survivante de la famille tsariste, Ninotchka s’amuse de la rencontre de contraires et cette méthode chère au cinéaste de courant chaud et de courant froid brise par dilatation le registre habituel d’un cinéma a priori théâtral. Tout chez Lubitsch pourrait être affaire de la scène. Presque tout, sauf ses quelques gros plans. Ces instants où le visage prend des proportions gigantesques sur l’écran et où la livraison du dialogue prend une tout autre emphase. Le metteur en scène ayant toujours su compter sur de nombreux plans-séquences pour faire durer les échanges entre ses personnages les utilise ici dans l’espoir de déchiffrer l’impassibilité de Garbo, comme si lui-même s’essayait à comprendre son inaptitude à rire. Se rapprochant d’elle pour une première fois, Lubitsch y parvint. Plus l’oeuvre progresse et plus le gros plan deviendra la manière privilégiée pour filmer la Soviétique. Amoureuse du comte, elle sera réunie à lui lors de cadres toujours plus serrés; la mise en scène sait jouer de l’aura de l’actrice pour émoustiller comme il sait en faire l’ennemi de son récit, car si le rapprochement suggère la sensualité, l’éloignement rappelle d’autant plus la froideur chronique du personnage.

Cobayes de l’auteur, Garbo et son visage impossible servirent finalement de sujet d’étude pour l’une des grandes histoires d’amour du cinéma, où la distance entre deux amants, deux cultures qui allaient bientôt se faire la guerre un demi-siècle durant, étaient encore sous le charme d’un premier baiser, dans l’espérance d’une découverte mutuelle. Sans craindre la mièvrerie - elle ne saurait exister dans les grands films -, disons qu’à force de parler de leur amour, Lubitsch démontrait que Rouges et capitalistes étaient humains avant tout et désacralisa non seulement une opposition politique et culturelle fondamentale au XXe siècle, mais aussi l’une de ses plus grandes actrices dont il comprit, en grand dramaturge, la tragédie : elle aurait toujours dû rire, elle avait toujours voulu rire.
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Critique publiée le 1er février 2012.