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Carnage (2011)
Roman Polanski

Enfantillages

Par Jean-François Vandeuren
L’adaptation d’une pièce de théâtre au cinéma implique forcément la prise de plusieurs décisions scénaristiques devant faciliter, voire rendre simplement possible, la transition d’une histoire d’un médium vers un autre. Les principales préoccupations de ce genre d’entreprises tournent généralement autour de la possible expansion de l’univers dans lequel se déroule l’action et de la façon dont l’espace peut désormais être traité par l’entremise d’une multiplication des points - et donc des prises - de vue. Les choses s’avèrent évidemment beaucoup plus simples lorsque l’évolution du récit suit déjà à la base un rythme continu en plus d’être concentrée à l’intérieur d’un seul et même lieu. Comme c’est le cas dans Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, que porte à présent à l’écran Roman Polanski - la dramaturge et le cinéaste s’étant tous deux chargés de l’écriture du scénario. Bien que les enjeux et les problématiques abordées demeurent foncièrement différents, Carnage rappelle tout de même à plusieurs égards le mémorable Who’s Afraid of Virginia Woolf? d’Edward Albee, qui avait lui aussi bénéficié d’une remarquable adaptation pour le grand écran gracieuseté de Mike Nichols, dans lequel deux couples vivaient une soirée haute en émotions et en confrontations. Le défi dans le cas d’une production dont l’essence repose presque entièrement sur la puissance des dialogues et la performance des interprètes est bien entendu de voir si le réalisateur aux commandes saura conférer une réelle valeur cinématographique à l’essai, ou si l’expérience ne nous donnera pas plutôt l’impression d’avoir affaire à une relecture beaucoup trop hermétique du matériel original.

Carnage débute donc sur une altercation entre deux gamins au cours de laquelle l’un assénera un violent coup de branche au visage de l’autre, causant de sérieux dommages au niveau de sa dentition. Désirant régler le dossier dans la bonne entente, les parents de la victime, Michael et Penelope Longstreet (John C. Reilly et Jodie Foster), accueilleront à leur domicile ceux de l’agresseur, Alan et Nancy Cowan (Christoph Waltz et Kate Winslet), afin de faire concorder leurs versions des faits de manière calme et réfléchie et ainsi éviter tous débordements juridiques. La rencontre se déroulera sans anicroche jusqu’à ce que les hôtes commettent l’erreur de vouloir se montrer sous leur jour le plus courtois et accueillant en invitant Alan et Nancy à rester un peu plus longtemps pour savourer un café et un morceau de croustade alors que ceux-ci avaient déjà franchi la porte du luxueux appartement newyorkais. L’après-midi prendra dès lors un tournant pour le moins insolite alors que les deux couples se livreront une bataille verbale de plus en plus musclée à mesure que ressortiront les divergences d’opinion par rapport à l’incident, à la façon dont le fautif devrait être puni, à la différence entre la violence orale et physique, au peu d’intérêt qu’Alan semble porter à l’affaire, etc. Une démonstration de la nature humaine dans toute sa splendeur où les esprits s’échaufferont jusqu’à ce que ne s’effondrent les moindres fondements de la décence, du respect et de l’empathie tandis que le tempérament de chacun ressortira finalement de sous toutes ses apparentes bonnes intentions pour se manifester sous sa forme la plus brute.

Si le ton incisif et les répliques percutantes faisaient déjà parti de l’oeuvre de Yasmina Reza, il est clair que Polanski était définitivement le cinéaste tout désigné pour leur conférer toute la résonnance voulue à l’écran. Le mot d’ordre ici aura visiblement été « concision » alors que le Polonais étirera à peine son long métrage au-delà des quelques quatre vingt minutes en temps réel sur lesquelles s’étalera cet après-midi des plus tumultueux. Les faux départs du couple Cowan seront du coup de plus en plus fréquents, tout comme les tentatives infructueuses des deux partis de réparer un tant soit peu les pots cassés. Le tout tandis que s’opéreront certaines déviations au niveau même de l’argumentation, transformant petit à petit ce qui avait débuté sous la forme d’une querelle entre deux couples en une véritable guerre des sexes. Les quatre adultes régresseront ainsi sous nos yeux jusqu’à l’état d’enfants immatures, reprochant sans cesse aux autres ce qu’ils seront pourtant les premiers à faire dès qu’ils en auront l’occasion. C’est là que tout le doigté de Polanski entrera en ligne de compte, cadençant parfaitement son oeuvre à travers un flot ininterrompu de paroles grâce au montage d’une précision chirurgicale de son vieux complice Hervé de Luze (The Ninth Gate, The Pianist). Le cinéaste se révèle d’autant plus vigoureux dans le traitement visuel de son huis clos, évoquant sublimement les formes de la pièce de théâtre, de par le positionnement de sa caméra et sa façon de découper ses cadres afin de relever la palette d’émotions extrêmement complexe de cet opus sur lequel règnent le malaise, l’impuissance et la frustration.

Évidemment, la grande réussite du présent exercice repose en soi sur l’interprétation colossale de ses quatre têtes d’affiche. Nous n’aurions d’ailleurs pu imaginer un casting plus parfaitement assemblé pour rendre justice au récit de Yasmina Reza, lui qui avait déjà de quoi à faire saliver alors qu’il n’était encore que sur papier. Mais si Kate Winslet et Jodie Foster incarne avec un mélange bien dosé de fougue, de fragilité et d’exaspération ses femmes qui tenteront d’abord de défendre l’image de leur couple avant de ne se porter à la défense que de la leur sans que la cohérence soit toujours de la partie, ce sont définitivement leurs contreparties masculines qui volent la vedette dans le présent exercice. John C. Reilly canalise ainsi à lui seul toute la puissance comique du film, tandis que Christoph Waltz et son téléphone portable des plus envahissants laisseront transparaître une aridité phénoménale comme un je-m’en-foutisme qu’il semblera être le seul à vouloir assumer ouvertement. L’arrivée d’une bouteille d’alcool dans le dernier droit aura évidemment beau fait de lui donner raison. Carnage se révèle ainsi une adaptation exemplaire tirant allègrement profit des moindres forces de la création de Yasmina Reza sans que celle-ci ne soit jamais dénaturée tout en mettant en valeur les avantages de son médium d’adoption. La force de frappe avec laquelle Polanski déploie son artillerie est d’ailleurs considérable, laissant l’amer ne faire qu’une bouchée de la douceur jusqu’à cette toute dernière image d’une incroyable ironie, résumant bien toute la futilité entourant tout ce qui aura fait de cette journée la pire dans la vie des quatre protagonistes.
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Critique publiée le 6 janvier 2012.