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Dead Alive (1992)
Peter Jackson

Trip de boyaux

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Comme pour bien des gens élevés dans l'étrange no man's land culturel des années 90, le troisième long-métrage de Peter Jackson représente à mes yeux, au-delà du simple film culte, une sorte de rite initiatique vers le monde du cinéma gore. Braindead, ou plutôt Dead Alive comme les voies impénétrables de la distribution avaient daigné bon de le rebaptiser pour le marché nord-américain, fût à cette décennie ce que The Evil Dead de Sam Raimi avait été à la précédente: une sorte de rupture dans la logique même de ce que devait être un film d'horreur, un paroxysme qui, en atteignant des sommets délirants d'excès, faisait irrémédiablement basculer le genre du côté de la parodie. À plusieurs égards, le cinéaste néo-zélandais appliquait les mêmes stratégies qu'il avait employé pour faire imploser le film d'action avec Bad Taste en 1987. Mais ce mélange criard de violence outrancière et de slapstick maladroit, autrefois d'un amateurisme totalement assumé, avait gagné en professionnalisme sans perdre sa personnalité unique. Jackson, avec Braindead, cimentait sa maîtrise indéniable de la perte de contrôle orchestrée; son style visuel, basé sur la démultiplication des mouvements de caméra vertigineux, gagnait en assurance ce qui, immanquablement, solidifiait son efficacité. Tout cela n'était cependant d'aucune importance à l'époque. Ce qui comptait, c'est l'effet cathartique de cette boucherie qui, en exposant son ridicule, décuplait son potentiel ludique - spectacle d'autant plus surréaliste que la copie VHS de ce bijou de folie créatrice avait été placée entre deux slashers médiocres sur les tablettes du club vidéo du coin. L'expérience s'apparentait à la découverte du Graal; trésor trouvé, comble du bonheur, à rabais dans un marché aux puces.

Aujourd'hui, on ne peut s'empêcher de percevoir le film comme étant surtout la fin d'une période dans la carrière de Peter Jackson qui, moins de dix ans plus tard, allait adapter The Lord of the Rings pour le grand écran et récolter au bout du parcours l'Oscar du meilleur réalisateur, devenant par le fait même un joueur majeur de l'industrie hollywoodienne. Mais, en 1992, c'était encore un bricoleur aux commandes d'une opération artisanale singeant l'amplitude du format blockbuster tout en adoptant l'attitude antagonique du cinéma underground - le même homme qui, trois ans plus tôt, avait dynamité les limites du bon goût avec Meet the Feebles. En rétrospective, il n'est pas difficile de voir en quoi l'un aura mené à l'autre: l'épique finale de ce Dead Alive égale (et dépasse, d'une certaine manière) en ambition les combats les plus pompeux de la trilogie qui allait assurer le triomphe populaire de Jackson. La quantité de sang déversée ne s'y compte plus en litres, les tripes ne se contentent plus d'être extirpées des carcasses encore chaudes, mais se mettent de surcroît à ramper vers de nouvelles victimes et la tondeuse y déclasse la scie à chaîne en tant qu'arme de destruction massive à employer face à une invasion de morts-vivants. La finale de Dead Alive constitue un véritable tour de force en son genre dégénéré, un sommet du gore grand-guignolesque en tant que cirque défoulant dépourvu de toute décence. Or, c'est justement en refusant tout décorum que ce divertissement en apparence « amoral » légitime son existence ; en tant qu'opposition viscérale, c'est le cas de le dire, à la culture de la violence latente dont la civilité apparente s'avère parfaitement trompeuse.

Par son parti pris pour l'extrême et le saugrenu, Dead Alive hurle « divertissement violent » là où d'autres se contentent de fournir machinalement cette matière de manière beaucoup plus manipulatrice, car autrement moins assumée. Ici, on accepte de jouer le jeu là où ailleurs le jeu tente de se jouer presque à notre insu. La violence que met en scène Peter Jackson ne tente pas de se justifier : elle est la conclusion absurde d'une situation complètement farfelue (et totalement cinématographique, à en juger par cette obsession qu'a le cinéaste de souligner les grosses ficelles de son intrigue avec un malin plaisir) qui ne correspond en rien à une conception de la réalité où ces gestes seraient absolus au nom d'un certain raisonnement moral. L'univers dépeint par Peter Jackson existe hors de toute raison et de toute logique même lorsque ce n'est pas la gravité elle-même qui est mise au défi, notamment lors de l'hilarant épisode de la promenade au parc de bébé. Lors de telles scènes d'anthologie, le film s'inscrit dans la tradition du dessin animé bien plus que dans celle du cinéma traditionnel. En détruisant la barrière du réalisme, Jackson met aussi à l'épreuve le rapport d'hermétisme existant entre l'exécution technique d'un film et le produit final projeté au public; les effets spéciaux ne sont plus dans son vocabulaire des faux-semblants cherchant à reproduire la vie, mais des exploits d'ingéniosité et de savoir-faire qui exposent fièrement leur nature fabriquée. Comme le punk-rock, qui affirme que tout le monde peut faire de la musique, les trois premières oeuvres de Peter Jackson déclarent que le cinéma est à la portée de quiconque ayant la motivation (et les gallons de sirop de maïs) nécessaire à la mise en chantier d'un tel projet.

C'est un peu ce mythe du cinéaste de cours-arrière qui définit le personnage public Peter Jackson jusqu'à ce jour, même dans le sillage de l'énorme Lords of the Rings. Qu'il réalise trois blockbusters pour le prix d'un ou un film de zombies très gore avec les moyens du bord, c'est l'acte même de tourner qui prend avec lui des allures de prouesse acrobatique - de victoire contre les probabilités qui ailleurs font la loi. D'autres avant lui avaient déjà défriché ce sentier du mauvais goût à prix réduit, notamment les Hershell Gordon Lewis et Lloyd Kauffman de ce monde ; mais Dead Alive se distingue des « déchets conscients » de ces pionniers du cinéma trash par le très réel désir de qualité qui l'anime. Jackson, contrairement à ses maîtres spirituels, désire tirer le maximum des matériaux mis à sa disposition. Son objectif est d'en mettre plein la vue, sans jamais se dérober de ses obligations formelles par l'entremise de l'excuse monétaire. Tandis que Kauffman « abdique » face à la machine hollywoodienne, lui concédant la victoire sur le plan technique tout en caricaturant ses schémas narratifs les plus dérisoires, Jackson riposte sans faire de concessions. Avec le dixième du budget, il livre une débauche d'effets spéciaux dont l'ampleur rivalise avec celle des films auxquels il fait compétition ; plus encore, il les surclasse par l'absence totale de limites que son indépendance lui permet.

C'est pour cette raison, d'ailleurs, que ses oeuvres de jeunesse constituent l'apothéose de sa démarche créative: ce sont ces oeuvres bidouillées, dont chaque plan déborde d'un enthousiasme tangible, qui explicitent le plus clairement l'essence de son style. Dans Dead Alive, l'inventivité puérile (et jouissive) de sa mise en scène atteint un rythme frénétique ne trouvant son égal dans le canon de l'horreur que dans les contorsions exaltées du légendaire Evil Dead II. Le mélange de sang et d'humour proposé par Jackson n'a en soi rien d'original, le genre dans lequel il s'inscrit étant bien connu pour sa propension au second degré. Mais l'exercice n'est ici qu'énergie pure, décharge sans arrière-pensée, véritable tornade détruisant tout sur son passage; le défilement des images devient une terrifiante force de la nature, provoquant un mélange de dégoût et d'hilarité auquel il est en bout de ligne impossible de résister. Quintessence d'une certaine recette, Dead Alive ne semble pourtant suivre aucun parcours prédéterminé: ses images grotesques font preuve d'une telle démesure qu'elles forgent leur propre petit univers bien à part, coin d'imaginaire complètement déjanté qu'il serait somme toute fort difficile d'imiter et plus encore de surpasser. Gageons que ce chef-d'oeuvre saugrenu conservera longtemps sa réputation, les adolescents aliénés de ce monde se partageant d'une génération à l'autre la rumeur qu'il existe un vieux film de zombie néo-zélandais qui livre vraiment la marchandise. Et que l'un des personnages est un prêtre qui fait du kung-fu…
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Critique publiée le 25 janvier 2010.