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Saya Zamurai (2010)
Hitoshi Matsumoto

Funny People

Par Nicolas Krief
La maxime de l'humour serait que tout est constamment à refaire, à réinventer, à retravailler. Aux dires de certains, les notes d’Aristote sur la comédie auraient été égarées; il n’y a donc aucune bible, aucune référence concrète sur le concept. Les grands maîtres de la drôlerie sont donc, en quelque sorte, aussi chanceux que talentueux. Hitoshi Matsumoto est l’un d’eux. Son premier film, Big Man Japan, touchait à la (grosse) vague de faux documentaires, mais assumait tout à fait le côté dérisoire de la chose et proposait une réflexion juste sur le monde de l’emploi au Japon (sujet épineux, s’il en est) ainsi que sur le film de monstres nippon. Vint ensuite Symbol, où le cinéaste poussait ses limites comiques en travaillant le gag dans sa plus pure définition. D’un rythme et d’une inventivité hors du commun, le film confirmait l’audace et la folie d’Hitoshi Matsumoto. Après cette offrande de taille, il revient cette année avec une oeuvre des plus personnelles ancrée dans la grande tradition japonaise des films de samouraïs et cadrant parfaitement dans sa démarche d’auteur. Saya Zamurai, de son titre original, va droit au coeur et lui fait faire quelques bonds entre deux moments de pure comédie.

Faire rire semble être la grande obsession de Matsumoto. Il met donc en scène dans son troisième film ses préoccupations émotives en lien avec son métier. Kanjuro Nomi, un samouraï ayant perdu l’envie de se battre, est emprisonné pour avoir quitté ses fonctions sans la permission de son maître. Il aura trente jours pour faire rire le prince, qui a perdu la capacité de sourire. S’il échoue, il devra s’enlever la vie, suivant le rite traditionnel du seppuku. Accompagnée de ses deux gardiens de prison et de sa fille qui l’encourage à s’enlever la vie dignement plutôt que de perdre la face, la petite troupe élaborera des dizaines de gags pour racheter la vie du samouraï déchu. Nous assistons là à une histoire fortement cathartique pour tout comique en mal de faire rire. L’humour y est utilisé comme dernière ligne de défense face au désespoir du monde. Matsumoto fait alors bien plus que rendre hommage à sa profession; ces deux heures de films nous présentent sa vision obsessive de l’art de la drôlerie, et cette obsession semble le ronger jusqu’aux entrailles. Formellement impeccable, Saya Zamurai repousse les frontières du gag à répétition pour mieux construire son discours. Au lieu de s'enfoncer dans le ridicule ou le vulgaire, Matsumoto montre dans chaque scène sa capacité quasi infinie de réinvention en retravaillant les mêmes plans, les mêmes grimaces, sous tous les angles imaginables. Par la simple répétition d’une scène, il développe son récit autour du changement d’angle de caméra et des inventions farfelues de ses personnages. Ces trouvailles (des fruits collés au visage de Kanjuro à la traversée d’une dizaine de murs de carton jusqu’au kaléidoscope géant) sont toutes issues de l’esprit de chacun des personnages entourant Kanjuro. Il s’en dégage donc une compassion désintéressée qui procure au film ce côté humain. Sans raison apparente, sinon que pour passer le temps, les deux gardiens multiplient les idées pour aider le principal intéressé. La petite, quant à elle, sauvera l’honneur de son père en devenant maître de cérémonie à chaque nouveau spectacle.

Chacun aidera donc, à sa façon, Kanjuro à survivre. Même le cinéaste se fera allier du samouraï grâce à sa caméra complice tout à fait « keatonienne ». La mise en scène devient alors un acte de compassion pour son personnage, et alimente chacun des gags pour mieux satisfaire le public. Chaque scène mêle habilement le contenu et le contenant pour de meilleurs résultats. Pour pallier à la lourdeur de la répétition (chaque scène est en fait la même chose), le samouraï est accompagné par la caméra pour faire pimenter ses gags et renchérir la tristesse du film. Plus l’absurdité augmente, plus la caméra met l’accent sur l’immobilité de Kanjuro et du prince, les deux personnages les moins heureux de Saya Zamurai. Il en résulte un effet déchirant, entre le comique et le pathétique, qui donne au film toute sa profondeur. Les regards neutres de Kanjuro et du prince rappellent naturellement celui du maître Keaton, mais le samouraï édenté se révèle plutôt comme un habile mélange entre le clin d'oeil au cinéaste muet et à la personnification de l'auteur Matsumoto lui-même. C'est limpide, ça fonctionne. Le travail d'énonciation nous amène à réfléchir sur la valeur de l'humour, sur son côté subversif et rassembleur, sur ce qui le rend essentiel. À l'intérieur de ce déploiement de blagues absurdes se niche une profonde tendresse pour la représentation, le spectacle. Matsumoto semble si affecté par l’idée même de provoquer l’hilarité qu’il est prêt à accepter une mort digne s’il échoue à sa tâche. Sur le principe de Hara-Kiri de Kobayashi (refait cette année de façon plus littérale par Takashi Miike), Matsumoto élabore un propos fin et éclairé sur l’honneur qu’il met en relation avec cette passion dévorante pour le spectacle. Il en résulte une série de gags d’une grande finesse où la folie du cinéaste côtoie un vrai sens du cinéma, le tout doublé d'une tragédie pure. Film sur l'honneur et la dignité, sur la passion et la crainte de l'échec, il constitue un hommage senti au chef-d’oeuvre de Kobayashi tout en empruntant une voie qui lui est propre. D’ailleurs, oser traiter de ces thèmes avec autant de désinvolture dans une cinématographie où la comédie ne semble pas être prise au sérieux (remarquez, n’est-ce pas le propre de la comédie?) relève doublement de l’exploit.

Peut-être y ai-je vu trop de réflexions sur le métier de comique, mais tout au long de la projection, c’est Funny People de Judd Apatow qui me revenait en tête. Bien qu’il y ait peu de liens entre les deux films, on y retrouve tout de même un groupe d’individus combattant la fatalité par l’humour. Les uns par passion, les autres par obligation. Ce rapprochement n’a rien de très objectif, mais il génère tout de même quelques réflexions sur la place du rire dans notre vie, sur son aspect fondamental, lié à la survie de tout un chacun. Au final, pourquoi vouloir montrer à tout prix la tristesse des clowns? Parce qu’au fond, ce sont leurs malheurs qui nous amusent le plus. Les mornifles qu’ils encaissent avec leur force surhumaine, presque « looney tunesque », servent de catalyseur à nos propres claques. Et ça, c’est si réjouissant.
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Critique publiée le 8 novembre 2011.