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Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution - Masao Adachi (2011)
Philippe Grandrieux

De sensations et d'idées

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Il y a d'abord ce titre, superbe, qui pourrait à la limite se passer de film tant il est en soi riche de sens : Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution. Il y a ensuite la voix de Masao Adachi, qui vient se poser sur ces images quasi oniriques du vieil homme balançant un enfant sur lesquelles débute le film de Philippe Grandrieux. Il y a bien sûr ce que dit cette voix, le sens, mais aussi comment elle le dit. Cinéaste de la sensation, de la caméra comme une peau, comme un contact physique avec le monde, Grandrieux choisit d'ouvrir son film sur un murmure grave, rauque : il semble attiré par ce timbre particulier autant que par les réflexions auxquelles donne corps cette voix, sentir dans ce ton le vécu de l'homme dont il tente de dresser le portrait. Par le décalage qui s'y opère entre la voix et l'image, cette première séquence nous donne l'impression d'une intériorité à laquelle nous avons accès par on ne sait trop quel miracle. Plus tard, s'attardant sur une image hors-foyer d'Adachi, le réalisateur de La vie nouvelle se pose cette question : « Le portrait d'un homme, ses mains, son visage, modelé par le temps, par ce qu'il a vécu… la beauté des mains et d'un visage expriment-elles la vérité avec laquelle la vie nous traverse? » Son film sera l'expression de cette recherche, de ce désir de saisir l'essence du monde au moyen de l'existence d'un homme. De l'approche documentaire, Grandrieux avait beaucoup intégré à ses fictions. Voilà qu'il revient au documentaire armé des acquis de ses fictions.

Portrait atypique d'un scénariste qui l'est tout autant, ayant écrit pour les enfants terribles du cinéma japonais Kōji Wakamatsu et Nagisa Oshima, Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution est une démarche tout autant qu'un résultat, un film qui se construit sous nos yeux en se questionnant constamment sur la manière de filmer légitimement l'autre pour le cerner. C'est aussi un fascinant dialogue entre deux esprits créateurs, l'un se reconnaissant dans les paroles de l'autre qui, d'une génération son ainé, affirme justement que rien n'a changé depuis cinquante ans. « J'ai compris que je pouvais faire acte de création à ma façon, avec tout ce qui me semblait flou, et qu'il suffisait d'aborder le sujet de la réalité, même si je ne la comprenais pas », dit Adachi en se remémorant sa lecture du premier Manifeste du surréalisme d'André Breton. Ces paroles, on pourrait presque les attribuer à Grandrieux, ou encore les utiliser pour parler de son oeuvre. Car, à travers Adachi, on dirait que que l'auteur d'Un lac trouve au final le moyen de se mettre en mots plus encore qu'un sujet à aborder. Cette surnaturelle complicité, Adachi lui-même en semble conscient lorsqu'il souligne la parenté manifeste unissant ses propres idées et la pratique de son homologue français.

Adachi, en décrivant l'image cinématographique comme un fragment de pensée, résume parfaitement cette liberté de la forme que parvient à atteindre Grandrieux. « Ce n'est pas la peine d'enfermer nos pensées dans une forme », note-t-il. En évitant les règles trop rigides du portrait documentaire classique, qui adapte les individus à sa propre formule prédéterminée, Grandrieux met en pratique les idées avancées par son interlocuteur : il « s'adapte » en ce sens à lui, quoique la rencontre entre les deux se révèle si naturelle, si instinctive, que cette adaptation s'avère toute relative. Les anecdotes, secondaires, s'effacent dans le sillage de cette méditation sur la vie, la mémoire et le cinéma qui les transcende. Après que son taxi ait emprunté une autoroute filmée par Tarkovski dans Solaris, Grandrieux se dit que « le cinéma passe d'un fil à l'autre, à travers le temps, au-delà de ceux qui le font. » Puis voilà. On passe à autre chose, à une autre idée, le montage flottant d'un fragment à l'autre comme on pense ou comme on rêve : en errance, en morceaux, sans trop s'en faire avec la somme de ces impressions qui s'accumulent et tracent un chemin sans que l'on songe à cette prétendue nécessité de la destination.

C'est ainsi que le cinéma émerge du flot des images et des paroles : de la même manière que des extraits de films non-identifiés, eux-mêmes filmés, ponctuent le cours des choses. Il naît de cette hésitation que refuse d'effacer Grandrieux, de cette sensation imprécise qui s'installe parce que l'homme qu'il filme ne s'arrête jamais, ne peut être fixé à aucun point et ne peut être résumé à aucune certitude. Au bout de la route, le cinéaste demande à Adachi s'il se souvient d'un son particulier : les réponses qu'il obtient se situent à la croisée de l'intime et de l'anodin, les sensations qu'elles évoquent renvoyant à des souvenirs qu'elles développent. « Il faut terminer le film avec les sensations et sans être prisonnier de nos idées », déclare finalement Adachi lorsque Grandrieux le questionne sur la relation entre ces deux mondes. Voilà une leçon qu'avait déjà appris Grandrieux, une vérité que son cinéma des sens avait déjà mis en évidence auparavant. Avec Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution, sorte de traité théorique instinctif, le cinéaste trouve de nouveaux moyens d'exprimer sa vision du septième art – captation chancelante du monde, cherchant à rendre tangible au spectateur l'expérience même de la perception, à mettre en lumière grâce au cinéma ces sensations qui sont l'obscur truchement de l'univers…
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Critique publiée le 19 octobre 2011.