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Comtesse de Bâton Rouge, La (1998)
André Forcier

Le film sans producteurs

Par Mathieu Li-Goyette
Les films ouvertement autobiographiques ont la lourde réputation d'être pédants d'abord, peu réalisés ensuite, car représentant peu d'intérêt pour le marché du cinéma à l'échelle mondiale. Car le réalisateur n'est pas nécessairement, dans l'opinion générale, le créateur alpha de l’oeuvre et qu'on ne relie pas instinctivement un opus à un autre sous prétexte qu'un auteur a signé les deux, on lui permet de « parler à travers son personnage », de faire des « films sur l'art » (souvent biographiques), mais pas de parler de son métier à la première personne. C'est donc une chose rare - et encore plus ici au Québec - où les plus grands se sont déjà tus et où les survivants n'affichent pas cette honnêteté de parler de soi pour parler du cinéma comme construction autant économique qu’artistique. La comtesse de Bâton Rouge d'André Forcier est pour cela une perle rare.

C'est un film aussi important pour comprendre l’oeuvre de Forcier que pour comprendre les phobies d'un réalisateur québécois face aux méandres de Téléfilm Canada ou de la SODEC, des fonds Harold-Greenberg ou des commandites Super Écran. Aussi important pour voir en action de grands techniciens (Jacques Leduc à la caméra, André Turpin à la direction photo) travailler ensemble sous l'égide d'un grand conteur de notre imaginaire, La comtesse de Bâton Rouge est une lubie incroyable, un voyage dans les bayous de la Louisiane préfigurant dans leur style le Big Fish de Tim Burton. La rencontre d'un cyclope d'un réalisme troublant, d'une Geneviève Brouillette transformée en femme à barbe et d'un Robin Aubert (pas encore tout à fait réalisateur) incarnant Forcier avec ses manières, ses mimiques et son parler; même Marie Eykel (alias Passe-Partout) y tient un rôle nu pour le plus grand trouble des vieux enfants. Toute l'odyssée se transforme en Odyssée : les personnages homériques se transforment en personnages venus d'Au clair de la lune, de Kalamazoo, de Bar Salon et s'intègrent comme s'ils étaient devenus les fantômes des rêves d'un réalisateur hanté par ce réel qu'il a toujours déformé pour mieux en parler. Et c'est vrai qu'il en parle si bien.

Aubert incarne Rex Prince, cinéaste ayant passé la cinquantaine et appelé dans un cinéma parce qu'un nouveau personnage vient de s'intégrer au film. Mystère. Un individu a-t-il pénétré l'écran comme dans The Purple Rose of Cairo de Woody Allen? Non. On le découvrira plus tard, mais un vieil ami du réalisateur, Zénon le cyclope, était de passage et s'est servi de son unique oeil, cet oeil qui, entre la paupière et le nerf optique, porte toute la magie du film, pour projeter une image rêvée. Ici, le film naît à partir de l'imaginaire et c'est en rêvassant que l'on parvient à se projeter des images que nous rêverions ensuite de tourner. Flashback et Rex n'est qu'un jeunot faisant tourner la manivelle de sa caméra soviétique. Il rencontre son monteur (Gaston Lepage) près des rails d'un chemin de fer alors qu’il filme des enfants et une longue histoire d'amitié s'en suit. Son compagnon l'aidera à trouver de la pellicule, l'hébergera dans sa salle de montage, où le jeune apprenti montera jour et nuit ses premiers films - un fait avéré des débuts de la carrière de Forcier.

Troublante épopée qu'est celle de Rex Prince, elle le fera suivre sa femme à barbe idyllique, sa muse enchantée dont le rêve est de bâtir le « Circus of Happiness » jusqu'au fond des États-Unis. Là-bas, il rencontrera de riches financiers malhonnêtes, une femme facile, des artistes qui abandonneront alors que le cirque sera presque monté, des gens qui trouveront des excuses et des gens qui ne comprendront pas l'effort d'un cinéaste à se mettre dans le canon (lorsqu’il deviendra littéralement homme canon), la poudre noire au derrière, pour épater celle qu'il aime et exalter ses passions les plus sérieuses. Rex Prince est un homme passionné qui tente d'agir autant qu'il peut rêver. Aucune créature n'est de trop pour lui et, comme la morale du film l'indique, ce sont les « créatures qui sont attirées par les créateurs ». Peut-être parce que ce sont uniquement ces derniers qui peuvent leur donner vie, leur donner un sens métaphorique qui, avec le recul, aura été la principale mission esthétique d'André Forcier : faire d’un homme tombé de la lune un grand personnage québécois, d'une sirène une grande élégie du terroir. Son cinéma est là où les histoires de Louis-Honoré Beaugrand, Louis Fréchette et encore plus de Jacques Ferron (qui inspira le cinéaste pour sa constante mise en poésie du Québec contemporain) rencontrent les comtes et les espoirs d'un monde en pleine modernisation. Ses personnages fantasques ont des problèmes avec l'état. Sa Marie Eykel s'exclame avoir été payé pour « jouir devant les enfants », mais d'être maintenant incapable de décrocher un rôle dans le monde des adultes. Les images se figent sur des entités pour ensuite mieux se décoller et faire du mythe socio-artistique via le travail d'une distribution précieusement sélectionnée et enlignée dans la même direction : la mise en vers et en rimes d'une réalité fade - celle des productions difficiles à financer - qui est celle de la vie du réalisateur entre ses films.

À force de se battre contre le système et d’exiger des fonctionnaires un cinéma différent, le voyage de Forcier aura été celui d'Ulysse, l'homme qui voulait revoir sa femme et son fils, qui voulait retrouver l'amour du monde, et qui brava les mille périls et leçons du monstre et de la muse pour y parvenir. La comtesse de Bâton Rouge fait place à mi-chemin à un métafilm, un film dans le film où Aubert est remplacé par David Boutin et où l'alter ego du cinéaste (Forcier comme Aubert qui l'interprète) se prête à de nombreuses scènes de nu. Le sexe explose dans tous ses ébats et le récit raconté par Forcier devient encore plus explosif et sans concession lorsqu'il est raconté par Rex Prince. Ce métafilm, un peu comme l'épisode d'Ulysse visitant Calypso sur son île de nymphes, est le moment névralgique où l'auteur devra choisir entre l'amour fidèle et l'amour d'un fantasme, entre sa femme à barbe et sa femme facile américaine. Il perdra la première pour avoir couché avec la seconde et sera avalé par son oeuvre, hanté par le passé projeté par l’oeil du cyclope, poignée de porte donnant sur un antre de conte de fées. Il fait le film qu'il aurait voulu faire à l'intérieur du film qu'il a fini par faire. À l'insu des producteurs, il s'est payé deux films pour le prix d'un, deux regards qui, combinés, nous donnent à comprendre les délires d'un enfant terrible. « Le bonheur, pas de producteurs. Le bonheur ».
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Critique publiée le 13 novembre 2013.