WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Pusher (1996)
Nicolas Winding Refn

Une semaine de chien

Par Jean-François Vandeuren
Lorsque les artisans du septième art décident de s’immiscer dans l’univers sombre et violent du crime organisé, c’est souvent dans le but de dresser un portrait de ces individus ayant décidé de défier l’ordre établi qui, sans être nécessairement des plus élogieux, cherche néanmoins à présenter ces derniers comme de véritables figures tragiques. Il faut dire que ce genre d’intrigues s’articule la plupart du temps autour du bon vieux « rise and fall », esquissant des personnages qui, de par leur débrouillardise et leur influence, auront su se hisser jusqu’aux plus hauts sommets avant de perdre inévitablement le contrôle de leurs moyens et de tout ce qu’ils avaient réussi à bâtir. Le tout en poussant le spectateur à s’identifier davantage à la cause de ces malfrats vivant la grande vie qu’aux représentants des forces de l’ordre chargés de leur mettre des bâtons dans les roues. À l’opposé, nous retrouvons quelques oeuvres de la trempe du Mean Streets de Martin Scorsese, qui proposait pour sa part un tour d’horizon beaucoup moins alléchant de ce type de milieux en nous amenant à la rencontre d’une brochette de personnages cherchant tant bien que mal à jouer les durs sans nécessairement avoir les ressources et la force de caractère nécessaires pour arriver à leurs fins. C’est dans ces eaux troubles que s’aventure le Danois Nicolas Winding Refn - qui rendra d’ailleurs hommage au film de 1973 en identifiant clairement chacun de ses sujets dès le départ - avec ce premier long métrage suivant le parcours de petits truands brassant de grosses affaires dans les rues de Copenhague. Nous accompagnerons plus précisément Frank (Kim Bodnia), un revendeur de drogue ne s’en faisant visiblement pas trop avec la vie, au cours d’une semaine où son existence sera complètement chamboulée.

Le contraste sera évidemment frappant entre ce lundi où Frank et son complice et ami de longue date Tonny (Mads Mikkelsen) sembleront en parfait contrôle des moindres parcelles de leur quotidien, et ce dimanche où le protagoniste tentera par tous les moyens de s’affranchir de la dette qu’il a accumulée auprès de Milo (Zlatko Burić), un parrain de la mafia serbe, et ainsi éviter de finir en mille morceaux. Cette situation des plus problématiques découlera en soi d’une transaction impliquant une importante quantité d’héroïne qui tournera horriblement mal lorsque Frank et son acheteur se feront surprendre par la police, forçant le pauvre dealer à se débarrasser de sa marchandise, et l’obligeant par le fait même à rembourser celle-ci dans les plus brefs délais. C’est d’ailleurs autour de ce personnage en particulier que s’articule la totalité du récit de Nicolas Winding Refn et Jens Dahl alors qu’il n’y a pratiquement aucune séquence du présent exercice dans laquelle Frank n’apparaît pas. Pusher deviendra peu à peu l’orchestration méthodique de la descente aux enfers d’un criminel qui, jusque-là, jouissait d’une réputation somme toute respectable, mais qui aura tout gâché en voulant jouer dans la cour des grands, lui qui, par la suite, se verra être de plus en plus acculé au pied du mur. Les deux auteurs auront ainsi remporté leur pari d’imposer au spectateur un antihéros dont les actes se révéleront de plus en plus pathétiques et incohérents, lui qui s’obstinera à toujours prendre les pires décisions possibles, mais pour lequel nous ne pourrons néanmoins nous empêcher d’éprouver de la sympathie, ou plutôt de la pitié. Bref, Pusher, c’est l’effondrement graduel de l’univers d’un homme autour duquel chacun tente de tirer avantage d’autrui, où les pires magouilles prennent toujours forme au fond du baril plutôt qu’au sommet de la chaîne alimentaire.

Là où le cinéaste danois tire particulièrement son épingle du jeu, c’est justement dans la façon dont il sera parvenu à édifier une telle structure dramatique et à aborder certaines thématiques ayant été passablement codifiées par le cinéma de genre au fil des années en passant par une mise en scène cherchant à se rapprocher autant que possible d’un train de vie que de tels individus seraient susceptibles d’entretenir dans la réalité - et qu’ils s’afféreraient probablement là aussi à altérer par l’entremise de gestes on ne peut plus incongrus. Winding Refn et Dahl étaleront ainsi dès le départ une série de propos pour le moins vulgaires tenus tour à tour par Frank et Tonny tout en implantant la relation amicale les unissant à une prostituée de luxe (Laura Drasbæk) et en contournant habilement nombre de clichés en ce qui a trait à la caractérisation - tout de même assez typée - de leurs différents sujets. Une initiative qui se fera sentir notamment dans le comportement généralement posé et amical d’un parrain dont la simple présence semblera pourtant suffisante pour semer l’effroi autour de lui. Le tout est renforcé par une utilisation aussi précise qu’instinctive de la caméra à l’épaule par le directeur photo Morten Søborg (collaborateur récurrent de Winding Refn et de Susanne Bier), perçant à jour cet environnement urbain des plus décadents en s’infiltrant dans les endroits les plus communs de ce type d’intrigues, ainsi que par un mélange efficace, mais convenu, de pièces métal et techno propre à ce « cinéma de voyous » du milieu des années 90. Le réalisateur et son équipe nous amène ainsi au coeur d’un monde tout ce qu’il y a de plus glauque et de moins invitant dans lequel un problème trouve rarement de solution, ou du moins une qui avantagerait le principal concerné.

Comme c’est souvent le cas dans les films de gangsters, Pusher accorde lui aussi une importance marquée aux soi-disant liens d’amitié unissant les différents personnages au-delà de leurs relations d’affaires ou de la place qu’ils occupent respectivement au coeur d’une certaine hiérarchie. Et, comme à l’habitude, cette fraternité se révélera encore ici une belle illusion alors que c’est cette convivialité que Nicolas Winding Refn et Jens Dahl s’affaireront le plus au final à mettre en pièces en soulignant abondamment son incompatibilité avec un tel milieu. Des liens qui s’affaisseront inévitablement sous le poids des nombreuses questions d’argent, mais également de la trahison et des tentatives de se rapprocher de l’autre sans que cela ne traduise une réelle volonté d’engagement ou un simple sentiment d’empathie. Le tout aura évidemment toujours un rapport direct avec Frank qui, de son côté, entretiendra comme il peut cette impression d’être en parfait contrôle d’une destinée qui, en réalité, lui glissera de plus en plus entre les mains. Dans la peau du protagoniste, Kim Bodnia offre une performance saisissante, maniant à la perfection ce faux-semblant de quiétude que trahira un regard parvenant de moins en moins à cacher la vulnérabilité comme la perte progressive de sang-froid de ce dernier. Le protagoniste agira du coup d'une manière de plus en plus illogique et impulsive, comme s’il tentait de profiter jusqu’au tout dernier instant de cette vie dont il est visiblement très dépendant. Pusher se terminera d’ailleurs sur une séquence qui parlera d’elle-même alors qu’un Frank au bord du gouffre entreverra les conséquences du chaos qu’il aura semé au cours des derniers jours. Il faut dire qu’il s’agit là de la seule façon dont pouvait se terminer un parcours aussi abrasif au coeur d’un univers dont les figures actives n’ont finalement rien de très enviables.
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Critique publiée le 13 septembre 2011.