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Pour l'amour de Dieu (2011)
Micheline Lanctôt

De l'inconséquence et de l'inconscience d'un héritage

Par Mathieu Li-Goyette
La petite Léonie aime l'école. Plus encore que l'école, elle aime sa religion, elle aime la soeur qui l'instruit  - soeur Cécile, incarnée par Madeleine Péloquin (jeune révélation), puis par la grande Geneviève Bujold - et le prêtre dominicain qui rejoindra la paroisse, père Malachy, fraîchement débarqué des séminaires d'Ottawa. Nous sommes à l'aube de la Révolution tranquille et Micheline Lanctôt nous raconte ici l’histoire d'une enfance fantasmée dans un assemblage de triangles amoureux superposés qui verront la jeune fille, la soeur et le père s'arracher l'un à l'autre avec Dieu comme régent amoureux, celui qui veille sur eux, les observe et les empêche de consommer toute forme d'union. Dieu avant tout, Dieu en dépit de tout, il est là et demande une attention qui fera basculer le destin des protagonistes.

Pour l'amour de Dieu s'attaque à une petite poignée de tabous. D'abord ceux de la religion catholique, où une jeune fille sera initiée au monde des adultes par la force des choses, ensuite à l'organisation même de la religion empêchant ceux ayant fait voeu de chasteté de s'unir à un partenaire voulu : « en renonçant à une famille, Dieu nous promet la vie éternelle », explique Cécile à l'enfant. Loin du monde moderne qui éclot à l'extérieur des murs de l'école, ces paroles raisonneraient à vide si Léonie ne voyait pas en la religion l’échappatoire d'un monde familial prosaïque; mère marâtre, père soumis, oncle alcoolique, rien, ni même ses amies - que l'on ne verra jamais -, ne semble être en mesure d'égayer son quotidien. Film sur l'enfance, sur l'atteinte de la maturité sous la supervision de l'enseignement religieux classique, Pour l'amour de Dieu est une oeuvre d'époque intéressante, mais un pénible effort sur la religion comme spiritualité d'une époque passée. Son sujet est grand, mais son angle est petit, car il s'accapare de l'idée de communauté si chère à Lanctôt qui sera, comme dans la plupart de ses films, bâtie autour d'une famille (de Dieu). Dans les faits, l'unique véritable forme de mystique, c'est chez le directeur photo Michel La Veaux qu'on la retrouve et non pas dans l'écriture d'une oeuvre déjà ankylosée par son héritage qu'elle peine à reconnaître.

Où est la grâce? Dans l'amour, nous dit Lanctôt. Jésus se matérialise sous la forme d'une caricature. Ses brebis prennent des formes « tangibles » dans l'esprit de Léonie et le bagage iconographique religieux, non pas compris comme une organisation de l'espace et du temps (comme dans Des hommes et des dieux, voire dans les pastels sévères de Doubt), mais bien comme un simple contexte. La religion ne sert pas de plateforme pour un « plus », mais bien d'un réservoir de fiction étanche, d'un prétexte au mélodrame amoureux, d'une barrière émotive qui s'érigera entre Cécile et Malachy comme la barrière de la langue s'installait entre les enfants dans Sonatine, le premier grand Lanctôt. On en vient à observer (car on ne participe ni ne réfléchit jamais au nom du film) une incommunicabilité déchargée sur le dos du catholicisme, un isolationnisme de paroisses prenant en pitié les serviteurs de l'Église parce qu'au final, nous dit le prologue, ce sont eux qui ont perdu une vie dans la relation à sens unique « priant-prié ».

Lanctôt tient à ce titre un petit rôle extrêmement révélateur des principales failles de son film. Elle y incarne en effet une Léonie plus âgée décidant de rendre visite à Bujold, la survivante, la soeur Cécile presque aveugle. Alors que l'artiste, auteure d'un film autobiographique, achève une carrière qu'elle a menée haut la main (son personnage campe une présentatrice télé célèbre dans la province), son ancienne institutrice a vécu une vie dans l'attente de retrouvailles inespérées, car la jeune Léonie avait dénoncé les jeunes amants au curé et que ce dernier, fâché de la situation, les avait rapidement séparés. Ce Christ imaginé prenant la forme d'un comédien bien barbu a donc été incapable de remplacer l'homme dans les rêves de Cécile, qui ne l'a jamais oublié. Dans un dernier geste de « victoire » suprême, Lanctôt-Léonie paye un billet d'avion pour que sa vieille amie rejoigne Malachy dans son monastère d'Amérique du Sud. Les retrouvailles sont chaleureuses. Léonie va dans le monastère, croise une brebis, entrouvre une porte et interroge une forme de sa voix si familière : « Jésus? »

En suivant cette voie, Malachy et Cécile n'ont pas suivi celle de la Révolution tranquille et se sont privés d'un amour - se consoler en bout de parcours d'une relation au Ciel n'a rien pour convaincre le spectateur, entraîné par le film lui-même, à voir l'amour comme une « bénédiction laïque », soit un hasard chanceux. Lanctôt incarne pour sa part, et dans toute sa grandeur, le fantasme des baby-boomers, cette génération qui a tout réussi et qui s'est promise de ne pas suivre pas à pas les commandements de l'Église, car la messe peut être aussi bien le dimanche que le lundi et aussi bien à l'église que dans notre salon et notre esprit. Revoir le Christ à la toute fin du film, c'est postuler une fois de plus cette logique néochrétienne, dire qu'il est « en nous » plutôt qu'« au-dessus de nous » et qu'avoir grandi sous la religion, c'est aussi une manière d'expliquer le succès dans les affaires comme dans la romance. Léonie s'est éloignée du chemin discipliné de la chrétienté pour rejoindre celui du « bon sens ». Dans un cas comme dans l'autre, dans l'abstinence comme dans la découverte surréaliste du Christ derrière une porte, dans la manière classique comme dans celle des baby-boomers, la logique du rite demeure, la logique de dévotion domine. Ce qu'elle a perdu, c'est seulement sa nécessité sacrificielle.

Plus de sacrifices au nom de l'amour libre, l'« amour de Dieu » est ici relatif et s'incarne dans les triangles amoureux par une espèce de Sainte-Trinité contemporaine greffée au schéma mélodramatique du film. Incapable de rejeter tout comme de s'y vouer, cette génération marque le début d'une succession de pactes faits et défaits avec le catholicisme, de l'usage du confessionnal comme d'un lave-auto hebdomadaire et d'un regard sur la spiritualité comme un univers de règles strictes plutôt que d'une philosophie théologique. C'est parce qu'il y a encore ces films que la religion ne peut encore dépasser, selon l'opinion populaire d'une nouvelle génération, le symbole de son institution et c'est pour cette raison que des cinéastes plus éclairés, comme Xavier Beauvois, qui n'a rien d'un grand croyant, épatent tant un monde qui s'émerveille lorsqu'il retrouve dans la réflexion la mystique d'une époque perdue.

Mais il ne faut pas s'étonner, car même dans La Presse, André Duchesne terminait son article sur Micheline Lanctôt par ces mots : « Micheline Lanctôt a revu le père Joao il y a quelques années [...]. Ce dernier n'a pas participé au projet du film, mais curieusement, il est mort trois jours après le tournage. » Derrière ce « curieusement » écrit dans le « plus grand quotidien français d'Amérique du Nord » un 18 juin 2011 se cache une dialectique d'une grossièreté inouïe. Elle est celle qui plaît et qui rassure au Québec, celle qui fait du film de Lanctôt le succès moral qu'il sera et le témoin de l'inconséquence d'un peuple soumis « sur la Terre comme au Ciel ».
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Critique publiée le 2 septembre 2011.