WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

What Ever Happened to Baby Jane? (1962)
Robert Aldrich

Le déclin de l'empire américain

Par Élodie François
Le démantèlement des studios américains est un tournant aussi important dans l'histoire du cinéma que peuvent l'être le passage au parlant et à la couleur ou, plus récemment, au numérique et à la 3D. Plus question pour l'industrie de tourner à la chaîne, de mettre des acteurs sous contrat pour dix ou quinze films, de construire de coûteux décors. Offrir à d'autres l'opportunité de faire du cinéma, librement ou presque, veut aussi dire couper l'herbe sous le pied de ceux que les habitudes vieillottes du marché avaient mis de l'avant. L'histoire de What Ever Happened to Baby Jane? est donc celle de nombreux acteurs incapables de survivre au changement. La thématique n'est pas neuve, c'est un vieux refrain qui traîne en coulisses depuis Sunset Boulevard. Comme Gloria Swanson chez Billy Wilder, Joan Crawford et Bette Davis interprètent des actrices vieillissantes, rattrapées par la solitude et l'oubli, aliénées par l'étouffant quotidien d'étoiles déchues. Mais à la différence de Wilder, dont le film repose principalement sur le potentiel horrifique de son personnage, et donc sur le jeu de Swanson (le manoir y contribue), Robert Aldrich rend palpable la folie de « Baby » Jane non seulement par ses actes (la lente torture de sa soeur et le meurtre de l'aide soignante), mais aussi par l'ingénieuse combinaison d'un éclairage expressionniste et d’un montage habile chargé de révéler la dualité du personnage.

Respectueux des formes, le montage chez Aldrich est toujours méticuleux. Aussi l'intrigue reposera-t-elle entièrement ou presque sur la résolution du problème que nous pose le montage - et uniquement le montage - de l'une des premières séquences du film : un accident de voiture, ou plutôt une tentative de meurtre au cours de laquelle une femme tente d'en écraser une autre sortie ouvrir le portail de la résidence. Mais voilà, de l'identité de la victime comme du bourreau nous ne saurons rien tant la séquence est finement découpée; un insert de pied ici, un autre là, et la voiture se rue sur la pauvre femme (une méthode que Tarantino réutilisera dans Death Proof). C'est la judicieuse utilisation des gros plans qui permet à Aldrich de créer une brèche dans les événements, brèche dans  laquelle l'incroyable dénouement du film se faufilera. Car s'il ne fait aucun doute pour le spectateur que derrière l'insert du pied coupable, celui qui appuya sur l'accélérateur dans le but - croyons-le - de tuer, se cache le visage haineux de Jane, c'est parce que la séquence se situe entre le prologue sur l'enfance des deux soeurs (le sacre de Baby Jane Hudson et l'isolement de Blanche) et leur actuel quotidien, soit entre un temps passé et le présent de la narration.

Aussi, le titre ne fait pas uniquement référence au problème posé dans la première séquence (qui et pourquoi?), il renvoie aussi à l'amertume du personnage de Jane (Bette Davis) qui doit contre sa volonté prendre soin de Blanche (Joan Crawford), sa soeur handicapée. Cette amertume c'est celle de ne plus être l'égérie, pas seulement d'avoir été oubliée, mais bien de l'avoir été quand le public se souvient encore de sa soeur, celle qui des deux est la seule véritable actrice; Baby Jane n'étant qu'un produit fabriqué par un père vénal. Hantée par son personnage, celui d'une fillette qui tire plus vers la poupée que vers l'enfant, Jane régresse à mesure que le récit avance et se confond dans l'image réfléchie de son passé. Outrageusement fardée, Jane caresse le rêve d'un retour sur les planches. Pour cela elle embauche un musicien, tout aussi raté qu'elle, qui soulignera le décalage entre le monde réel (la réalité du show business) et la perception que Jane, enfermé dans sa dépendance aux souvenirs et à l’alcool, peut en avoir. Quel douloureux constat que celui d'un échec qui, de surcroît, ne cesse d'être renforcé par la réussite de Blanche, dont les films passent à la télévision (une particularité qui inscrit What Ever Happened to Baby Jane? dans un élan moderne). Le crépuscule de leur carrière est celui d'un cinéma ou d'un art du spectacle qui ne se fait plus. Plus d'enfant star aux bouclettes blondies chantant à tue-tête d'énervantes comptines, plus de visage magnifié par le noir et blanc diffus du classicisme hollywoodien. Crépusculaire jusque dans le choix de ses acteurs, What Ever Happened to Baby Jane? Se situe quelque part entre Sunset Boulevard et A Star Is Born, entre la création d'une étoile et sa disparition.

Aldrich ne fait pas l'unanimité. Il faut dire qu'il arrive peu avant la fin de l'âge d'or des studios (notamment avec Apache et Vera Cruz en 1954), soit quelques années avant la consécration des auteurs modernes. Pour un faiseur de films tel que lui, un gars de la série B sensible aux codes et aux modes,  il est difficile de se faire une place dans le panthéon élitiste fait par les critiques. Si celles-ci le fustigent parfois (Hush, Hush...Sweet Charlotte), elles ne manquent toutefois pas de l'acclamer quand le génie pointe son nez (Dirty Dozen). Sujets violents, personnages inquiétants, il émane de l'ensemble de la filmographie du cinéaste une volonté d'introspection : introspection des personnages que la solitude mentale pousse au bord du précipice, d'un cinéma qui, pendant la première décennie de la carrière d'Aldrich, ne cesse d'être démantelé, voire « décodé ». Mais Aldrich n'a rien inventé ou presque. Cinéma de la récupération, il investit  les genres : western, drame, film noir; d'un classicisme formel (rigueur des cadres, rythme du montage), il tire ses sujets dans des tourments modernes. « Ces plans envoyés sur l'écran à la truelle », comme le disait Chabrol, sont la force et la faiblesse d'un cinéma constamment poussé à l'extrême. Un cinéma aux portes et fenêtres barrées, sans échappatoire, sans ligne de fuite, mais plein d'avenir.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 20 juillet 2011.