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Bird with the Crystal Plumage, The (1970)
Dario Argento

Le regard piégé

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Coup d’envoi, coup de maître. Avec L’oiseau au plumage de cristal, Dario Argento signe une première oeuvre quasiment parfaite annonçant très exactement les choses à venir. Tout Argento semble déjà contenu dans ce suspense exemplaire, qui pose par une mise en situation remarquablement sophistiquée le fil d’Ariane connectant les unes aux autres les diverses pièces de son oeuvre en forme de casse-tête : cette obsession du regard, regard unissant le spectateur à son alter ego l’enquêteur, regard placé au coeur de l’intrigue afin de refléter sa place privilégiée dans l’expérience cinématographique.

Les mauvaises langues diront que Dario, ancien critique et fils de producteur, obtient presque son premier chef-d’oeuvre « clés en main » et, effectivement, l’équipe assemblée pour l’assister dans l’élaboration du film ne peut qu’impressionner. Le grand Ennio Morricone est à la musique, établissant une atmosphère sinistre à souhait dès la séquence d’ouverture, grâce à un thème spectral rappelant vaguement celui qu’avait composé Krzysztof Komeda pour le Rosemary’s Baby de Polanski. Quant à l’image, c’est le directeur de la photographie attitré de Bertolucci (qui, plus tard, suivra Coppola dans l’aventure Apocalypse Now), Vittorio Storaro, qui s’en charge. Son travail s’avérera exemplaire, Storaro arrivant à modérer par son élégante précision l’extravagance virulente du cinéaste romain. Formellement, L’oiseau au plumage de cristal n’est donc pas la plus audacieuse des réalisations d’Argento, mais c’est sa plus nette, sa plus exacte. Évitant les débordements qui caractériseront ses oeuvres subséquentes, l’auteur propose un compendium étudié de sa théorie du cinéma, sous la forme d’un thriller succinct et distingué. Sans faille, L’oiseau au plumage de cristal est peut-être le film d’Argento pour ceux qui n’aiment pas le maestro : confiné par cette recherche de l’équilibre à un style plus réservé, il évite par le fait même les incongruités de ses excès ultérieurs. C’est un film plus lisse, ce qui ne veut pas dire qu’il est totalement dépourvu d’aspérités.

Si L’oiseau au plumage de cristal apparaît en rétrospective comme le plus « schématique » des films d’Argento, c’est qu’il résume mieux que tout autre l’influence qu’ont eu sur lui Blow-Up d’Antonioni et La fille qui en savait trop de Bava. Le film constitue à toutes fins pratiques le point d’intersection idéal entre ces deux modèles, la modernité réflexive de l’un élisant domicile dans l’ossature narrative de l’autre. Comme dans Blow-Up, le protagoniste principal est ici témoin d’un crime qu’il tente de reconstituer à partir de sa perception fragmentaire de l’événement. Mais la photographie, impression « objective » du réel, devient mémoire, subjectivité trafiquée, dans la variante d’Argento. C’est que Sam Dalmas, jeune auteur américain de passage en Italie (qui renvoie inévitablement à l’héroïne du film de Bava), ne fait qu’apercevoir cette tentative de meurtre, ce qui le place accidentellement au coeur d’une intrigue policière. Devenu obsédé par ce souvenir incertain, il tentera de résoudre le crime.

Dans cette scène charnière de l’oeuvre du cinéaste, Dalmas, rappelant par son impuissance la posture du spectateur par rapport à l’écran de cinéma, est prisonnier du décor. Tombé entre les griffes du metteur en scène, qui dirige notre regard et le sien, l’auteur devient « lecteur », forcé de déchiffrer l’action qui se déroule de l’autre côté d’un mur de verre. La réalité, ainsi réduite à une série d’images, devient un phénomène virtuel que le protagoniste tentera tout au long du film de se réapproprier. Ce souvenir se précisera par l’entremise du dispositif cinématographique lui-même, Dalmas revenant sur l’événement grâce à des procédés proprement photographiques : arrêts sur image, ralentis, gros plans. Mais, toujours, il le fait en fonction d’une erreur de perception fondamentale qu’il partage avec le spectateur, dupé dès les premières minutes du film par un cinéaste s’amusant à faire mentir son image. Argento, manipulant déjà les codes du genre, avait déguisé la victime de son premier crime en archétype de l’assassin et travestit l’assaillant en l’habillant tout de blanc.

Cette inversion des rôles, qui sera une autre constante quasi immuable dans la filmographie d’Argento, s’étend au caractère sexuel qui, plus particulièrement chez ses meurtriers, s’avère toujours double, ambigu. La raison première de cette androgynie est, certes, pratique : le tueur étant de sexe indéterminé, le coupable devient plus difficile à identifier et le mystère, fondement officiel du genre, plus dense. Mais cette incertitude s’enracine, devient un élément du discours psychanalytique qu’introduit Argento dans le système déductif du giallo. L’esprit trouble du meurtrier le fascine et sa mise en scène des meurtres s’applique à communiquer ce plaisir pervers de la transgression ressenti par une incarnation du mal à laquelle il n’hésite pas, l’instant d’un crime, à s’identifier.

Argento joue énormément avec ce phénomène de l’identification, utilisant pour ce faire l’objet de son fétiche le plus insistant : ce regard, qu’en rendant subjectif, le cinéaste rend surtout intime. Alternant entre le point de vue de la victime et celui de l’agresseur, Argento articule une confusion qui se veut aussi bien formelle que morale. Cette confusion sera finalement celle de l’enquêteur. Dans un plan brillant, Argento le filme de surplomb. Il l’encadre dans un agencement géométrique dont il a déjà le secret, avant de s’en éloigner par un double mouvement qui oppose son héros à une ville, à un monde qu’il saisit de plus en plus difficilement. Voilà l’autre trace tangible de l’influence qu’a eu Antonioni sur Argento : ce désir de transformer le paysage en abstraction esthétique, en réseau de lignes et de formes qui renvoie à une intériorité toujours nébuleuse, tourmentée par sa propre confusion que le motif de l’enquête ne fait qu’expliciter.

Dans le mystère que constitue l’assassin, et que notre écrivain fasciné observe constamment par le biais de ce tableau naïf qu’il affiche à son mur, tableau violent qui devient comme une fenêtre ouverte sur l’âme de cet autre inquiétant, le créateur troublé se reconnaît-il? Chose certaine, la mise en scène se fait un plaisir de matérialiser ce lien qui pourrait unir ces deux obsédés : la réflexion de l’enquêteur amateur, qui décompose dans son esprit l’instant de l’attaque dont il a été témoin, rappelle visuellement ce rituel par lequel le meurtrier photographie ses victimes, les fige sous forme d’images, les transformant en l’objet d’un fétiche qui dégénère et devient violence.

Si le succès commercial de L’oiseau au plumage de cristal à sa sortie peut s’expliquer par l’habile mélange d’humour et de suspense qu’il propose à son auditoire, de même que par l’audace de sa mise en scène consciemment virtuose, la raison pour laquelle il fascine après plus de quarante ans n’est pas si élémentaire. Le premier film d’Argento annonce l’arrivée dans le paysage cinématographique mondial d’un auteur aux tics et à la vision déjà complètement formés, offrant au public une clé nécessaire à la compréhension de l’ensemble de son oeuvre. Mais il révèle surtout la capacité du cinéaste à parasiter un cinéma en apparence populaire avec des idées récupérées à même le cinéma intellectuel de la décennie précédente. Cinéaste plus cérébral que ne le veut sa réputation, Argento, au sommet de sa forme, brouille avec brio la frontière entre art et commerce, employant le genre comme simple motif au service de ses ambitions délirantes.
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Critique publiée le 12 juillet 2011.