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Carancho (2010)
Pablo Trapero

Quand le genre voyage

Par Mathieu Li-Goyette
Joyau d’un cinéma national intelligent, la spécificité argentine de la toile de fond de Carancho ne l’empêchera pas d’être un film de genre exemplaire, jonglant avec les codes du polar comme avec ceux d’un contexte social battu en mousseuse métaphore dont les traces perdurent encore à la fin du visionnement. À mi-chemin entre Bringing Out the Dead et Double Indemnity, le sixième film de Pablo Trapero injecte un ensemble de signes associés à l’intrigue policière à l’intérieur d’une statistique ouvrant et clôturant  le film (d’une certaine façon, tellement son application est systématique) : 100 000 personnes ont laissé leur vie dans des accidents de la route durant la dernière décennie en Argentine, et plus de 8000 l’an dernier. Plaie du pays, elle est ici à la fois accident et incident, fruit de l’irrémédiable destin faisant qu’une trajectoire en croisera une autre par un aléa de la température ou de la noirceur tandis que d’autres seront du domaine de la distraction, de l’irresponsabilité criminelle. D’une source comme de l’autre, un imposant système d’assurances s’est mis en place pour protéger les citoyens des diverses lésions (s’aggravant évidemment souvent jusqu’à la mort de la victime) en cas de malchance.

Le constat de cette politique d’assurance sur la mort, sur ce commerce du « peut-être » et du « au cas où » manipulé ici par une mafia locale ayant recours à un « carancho », avocat spécialisé en accidents de la route, huile les engrenages dramatiques du film éponyme. Car l’homme en question, Sosa (Ricardo Darin, superstar argentine), tombera amoureux d’un médecin de la route, Luján (Martina Gusman, plus souvent productrice qu’actrice). Alors que l’un vend ses services aux gens des basses classes sociales qui espèrent en se laissant casser les jambes jusqu’à la fracture ouverte pour se jeter devant une voiture en retirer finalement quelques gros sous (sous l’oeil du superviseur Sosa qui empoche évidemment un petit pourcentage de l’arnaque bienfaitrice), la femme tente de contrer la statistique des morts sur la route. Le premier cherchant donc à élever le nombre, la deuxième désirant le réduire, une romance idyllique les unira le temps de quelques situations tragiques ne pouvant qu’aboutir en fatum mérité;  l’amour impur, dans le cinéma de genre, ça se paie de deux âmes. Ces dernières, trouvant enfin la réconciliation dans une zone grise faisant de l’homme un homme qui aide les démunis et de la femme une femme qui profite de son statut pour subtiliser des médicaments, procurent au cinéaste le beau jeu de les rendre aussi bons que méchants.

Aussi sale l’un que l’autre, ils sont aussi ensanglantés tour à tour par la mafia ironiquement surnommée « La fondation ». Ne sachant plus où fuir, la ville se referme sur eux, les routes deviennent le champ d’honneur d’une exécution qui ne saurait tarder. Plus encore, si Trapero tient la ville remplie de danger du film noir, il tient du film de Wilder, Double Indemnity, cette idée assez lugubre que le meurtre vaut de l’argent. On provoquera donc des accidents qui tourneront parfois mal, on assistera à des enterrements larmoyants, à un quotidien crasseux où la honte est un poids impossible à porter pour des personnages souhaitant un bonheur quelque part entre la passion et la prospérité.

Les rues seront donc d’abord explorées à bord de l’ambulance de Luján, puis on les serpentera en suivant les traces de Sosa, celui qui brise ce que l’autre soigne dans un jeu de miroir au moins original, sinon extrêmement maîtrisé, où le genre finit par retomber sur terre, faute de créer un espace complètement imaginaire - l’espace du genre ne peut que se rétrécir au fil des années, transformant le film criminel (ou film noir, qu’importe tant l’hybridation est complexe) en chronique sociale. En ce sens, Trapero responsabilise Carancho, remplace l’avarice et la jalousie du genre dont il s’inspire par la pauvreté et la volonté d’échapper à une situation précaire. Transformant ainsi la réalité sociale argentine pour les besoins de sa fiction, le cinéaste use de Buenos Aires comme d’un décor de studio se restreignant volontairement dans les mouvements de caméra et dans l’échelle de plan. Et si la corrélation action/mouvement et calme/fixité règne sur un trépied de caméra dont l’utilisation semble robotique, l’astuce de la mise en scène est ici de jouer de belle façon sur la profondeur de champ. Le danger habitant toujours le même cadre, le sujet du plan se glissant toujours (même s’il est hors-champ) à l’aide d’un reflet, voire d’un effet translucide et trompeur sous notre regard, l’épaisseur d’un plan de Carancho vaut bien des plans américains, et le glissement de notre intérêt d’un point à l’autre parvient à créer d’un même trait autant de réalisme que de tension. La mort, arrivant du fond du cadre d’une voiture ou d’une porte est une mort qui vient de dos, qui arrive à la façon des gangsters : froide et mathématique, mais aussi de traîtresse manière.

Puisqu’il est avare de musique et de violence frontale, Carancho est aussi généreux en matière de visages pour meubler l’écran. Les deux comédiens en tête d’affiche sont de tous les instants, leur présence n’échappant jamais au film et passant du tragique au romantique grâce à une complicité toujours aux aguets. Car d’une scène à la suivante se dévoilent des secrets toujours plus graves. De cette pesanteur classique (l’accumulation des pires problèmes appartient à l’univers fictif de Trapero et non au quotidien argentin), l’oeuvre rejoint un cinéma national commercial en pleine effervescence, fortement inspiré de l’étranger et enorgueilli d’une décennie qui l’aura vu être couronné récemment d’un Oscar pour El secreto de sus ojos (mettant en vedette le même Ricardo Darin).

Pays le plus cosmopolite d’Amérique du Sud (de par son faible pourcentage de population native et son haut taux d’immigration), l’Argentine et son cinéma, marquée d’une tradition de documentaires et de manifestes de Fernando Solanas, est aujourd’hui - l’auteur de l’Heure des brasiers en faisait déjà la demande dans son chef-d’oeuvre de 1968 - en train d’assimiler une culture étrangère dans l’idée d’y intégrer des récits qui lui sont propres, et ainsi de s’assurer une place de choix au sein de son quotidien. Grands succès au box-office, ces quelques films qui nous sont arrivés ces dernières années (Carancho, El secreto, XXY) sont autant de manières, plus fines qu’on le croirait, de bloquer la fabrication du consentement culturel. Ses nouveaux auteurs sont moins radicaux que ceux du cinéma novo brésilien et moins antiaméricains que ceux de l’école cubaine, mais il serait dommage, sous le prétexte de sa facture trop familière de film de magouilles, de dénigrer cette tentative de faire voyager le genre. Car derrière cette finale impromptue (le couple périra dans un accident véritablement accidentel - peut-être le seul du film), se cache la volonté d’ouvrir une brèche dans le quotidien, d’y implanter un conte chargé d’un discours militant sur la criminalité locale, puis de la refermer. Comme si toute la démarche de Carancho parvenait enfin à se justifier. Comme si, du tiraillement des genres et des enjeux sociaux, un sens un peu plus noble pouvait émerger du cinéma commercial.

Informations additionelles : Festival du cinéma latino-américain de Montréal - FCLM 2011 
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Critique publiée le 7 avril 2011.